« Une blague idiote. C'était une blague idiote » ... en apparence.


Lorsque le Dernier Homme vagabonde dans sa ville, au milieu d’une foule insignifiante, aveuglé par la fumée, les néons et la poussière, abasourdi par le bruit des étalages où l’on vend du poisson, des serpents et des nouilles, il est soudain pris d’un inexplicable vertige. Il lève les yeux au ciel, et n’y voit plus rien d’autre que la cime de sa propre architecture, post-industrielle, post-moderne – post-humaine, en quelques sortes. Le ciel, désormais muet, laisse place à la technologie ; le royaume céleste envahi, l’homme n’y trouve plus rien de consolateur. Car il n’en a plus besoin : il croit avoir vaincu la mort, et la peur avec elle.


Le bruit sourd d’une vitre volant en éclats vient briser l’ivresse que suscite la vue d’un tel paysage. Un corps inerte frappe le sol avec fracas ; des yeux, perdus dans le néant, s’éteignent tout à coup. Cette lueur qui disparaît, aussi vide que le regard d’une chouette, le Dernier Homme la connaît bien : il sait même la recréer. Par un travail d’orfèvre, il donne naissance à des nouveaux types d’hommes : des replicants, assemblage minutieux entre un corps et des souvenirs qui, bien qu’artificiellement inséminés, marquent leur regard des mêmes cicatrices humaines – trop humaines.


Le Dernier homme affronte la mort dans une partie d’échec qui semble perdue d’avance. Mais il persévère. Il croit à l’éternité, au progrès infini qu’il touche du doigt alors qu’il caresse le visage de son fils prodigue, baignant dans la lumière vacillante d’une bougie. Mais la mort n’a pour lui plus de sens, car la vie elle-même a perdu toute signification : plongé dans l’infini du progrès technologique et scientifique, il ne peut parvenir au sommet de son existence puisque ce sommet est inévitablement situé dans l’infini. Alors il accepte sa sentence, donnée par son propre enfant, qui lui crève les yeux comme pour anéantir ses désirs ambitieux de voir toujours plus loin.


Arrive alors une femme, qui vient troubler le galop d’une licorne imaginée, fantasmée. Assise au piano, elle passe délicatement la main dans ses cheveux et libère ses boucles, qui s’entortillent et se déplient, comme les notes sur la partition. Elle joue. La mélodie résonne comme l’héritage d’un autre temps, du temps d’avant cette lueur terrifiante dans ses yeux. Alors le Dernier Homme retrouve, comme par réminiscence, ses passions humaines. Il ressent l’amour, le désir charnel qui monte en lui. Les corps exultent, mais l’âme court toujours.


Finalement, c’est dans une maison de poupées, ultime théâtre de l’illusion, que le Dernier Homme va faire face à son propre monstre : lui-même. Le décor est saturé d’objets, de bibelots, parmi lesquels se dresse une autruche empaillée, dernier témoin du règne révolu de la Nature. Les marionnettes paraissent plus humaines que les replicants eux-mêmes, sûrement parce qu’elles n'ont pas ce gouffre abyssal qui dévore leurs yeux. L’Homme passe à côté de mannequins qu’il ne voit même plus, habitué qu’il est à côtoyer le synthétique, la « réplique », le faux. Et inévitablement, il se lance dans une chasse à l’homme qui n’est ni plus ni moins qu'un jeu de miroirs entre l’humanité et sa création.


Le loup hurle, prêt à bondir, délivrant un ultime requiem déchirant. Des lances de lumière blanche pénètrent la pièce et transpercent l’ombre portée d’une humanité en proie à ses propres démons. Et sous une pluie torrentielle, une colombe déploie ses ailes. Le replicant, crucifié en figure christique plus que symbolique, expire une dernière fois. Le Dernier Homme triomphe, ne réalisant pas que derrière la mort de son œuvre, il s’est peut-être tué lui-même.


Rideau.


La licorne est au sol, inanimée à la manière d’une cocotte en papier. Les âmes ont cessé de courir : désormais, elles volent, amoureuses.
Mais le ciel pleure toujours, encore et encore, inlassablement, inconsolable...

Créée

le 3 avr. 2017

Critique lue 2K fois

87 j'aime

26 commentaires

Jules

Écrit par

Critique lue 2K fois

87
26

D'autres avis sur Blade Runner

Blade Runner
Gothic
10

Le Discours d’un Roy

[SPOILERS/GACHAGE] Nombreux sont les spectateurs de "Blade Runner" à jamais marqués par le monologue final de Roy Batty, ce frisson ininterrompu le temps de quelques lignes prononcées par un Rutger...

le 3 mars 2014

261 j'aime

64

Blade Runner
Nordkapp
10

Blade Runner rêve-t-il d'humains électriques ?

Toi qui crois regarder Blade Runner, ne vois-tu pas que c'est Blade Runner qui te regarde ? Il se moque quand tu hésites la première fois. Il te voit troublé par Rick Deckard, ce Blade Runner effacé...

le 9 juil. 2014

229 j'aime

25

Blade Runner
SBoisse
10

“J'ai vu de grands navires en feu surgissant de l'épaule d'Orion"

Comment aborder un chef d’œuvre ? Qu’est-ce qui fait son unicité ? Enfant, j’ai été enthousiasmé par L’île sur le toit du monde, Le jour le plus long, L’empire contre-attaque ou Les Aventuriers de...

le 7 déc. 2023

223 j'aime

20

Du même critique

Le Château ambulant
Grimault_
10

Balayer derrière sa porte

Dans le cinéma d’Hayao Miyazaki, Le Château ambulant se range dans la catégorie des films ambitieux, fantastiques, ostentatoires, qui déploient un univers foisonnant et des thématiques graves à la...

le 1 avr. 2020

158 j'aime

31

OSS 117 : Alerte rouge en Afrique noire
Grimault_
3

Le temps béni des colonies

Faire une suite à un diptyque désormais culte a tout du projet casse-gueule. D’autant que Michel Hazanavicius est parti et que c’est Nicolas Bedos aux commandes. Certes, ce dernier a fait ses preuves...

le 4 août 2021

120 j'aime

20

Solo - A Star Wars Story
Grimault_
4

Quand l'insipide devient amer.

Solo : A Star Wars Story est enfin sorti, après un tournage chaotique et une campagne marketing douteuse, à l’image d’un projet dès son annonce indésirable que l’on était en droit de redouter. Si le...

le 27 mai 2018

112 j'aime

34