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Quel est le but d’un documentaire ? C’est la question que je me suis posé à mesure que je regardais Blackpink: Light Up the Sky. Je connais ce groupe depuis près de deux ans maintenant, notamment pour ses productions musicales objectivement atroces mais qui valent cependant l’écoute ne serait-ce que pour entendre ce que je considère être le stade ultime de l’industrie musicale contemporaine, le degré zéro (dans le mauvais sens de l’expression) de la musique, de la créativité.


Ce n’est pas tant pour l’histoire creuse et peu intéressante de ses 4 membres que j’ai regardé ce documentaire jusqu’au bout, mais plutôt pour tenter d’observer le processus de création purement artificiel et extrêmement ordonné qui entoure chaque morceau sur lequel dansent et chantent (à grand renfort d’autotune) nos 4 jeunes femmes. Bien que furtifs, quelques passages nous offrent une plongée dans cet univers du stéréotypage absolu qui a tout de la dystopie. Découvertes dès le plus jeune âge par des chasseurs de tête qui parcourent le monde asiatique à la recherche de jeunes talents, les filles (et garçons) sont ensuite envoyés s’entraîner à des rythmes effrénés pendant plusieurs années pour ensuite rejoindre (ou pas) un groupe avec lequel elles ont formé (dans le meilleur des cas) une certaine affinité.


Puis vient le processus créatif, entièrement laissé entre les mains d’une poignée d’hommes de l’ombre, notamment le producteur Teddy Park, qui est le seul dont on ne voit jamais entièrement le visage (hormis sur une vidéo d’archive), signe d’un rôle prépondérant (et d’une certaine intelligence, d’une force discrète…). Peu est dit sur la création des morceaux, mais il est dit explicitement que c’est lui et ses associés qui sont aux commandes de ce qui fait le succès des chansons de Blackpink : composition de rythmes entraînants et génériques au possible (Park vante le « minimalisme » de « Whistle », qui aurait contribué à son succès mondial) et surtout création d’une chorégraphie survitaminée, qui doit montrer une débauche d’énergie à un public stupéfié. Sur ce dernier point, une autre séquence du documentaire, durant la tournée mondiale du groupe, ouvre les yeux sur l’effet attendu des shows de Blackpink : on y voit un manager bedonnant d’apparence banale faire des remontrances assez sèches aux 4 femmes, qu’il reproche de ne pas danser avec suffisamment d’entrain : « le public doit être hypnotisé par votre énergie ! » Tout est dit, le show doit être une expérience sensorielle, cinétique et mémorable, qui stupéfie le public, au sens propre.


Enfin vient le côté marketing, le plus évident quand il s’agit de voir le groupe sous son aspect le plus industrialisé. L’annonce de la formation (artificielle) du groupe est faite en conférence de presse, à la manière d’astronautes qui viendraient se présenter devant les médias du monde entier avant d’embarquer pour aller dans l’espace. La présentation succincte de chacune des 4 femmes est limitée à « bonjour, je suis… », et « merci, au revoir, soutenez-nous ! » Une très grande attention est portée à « l’aspect visuel » du groupe, à leurs vêtements, leur coupe de cheveux etc. car c’est en fait la seule façon sur scène de les distinguer les unes des autres. Le documentaire passe sous silence les juteux contrats scellés entre chaque femme et une grande maison de luxe française, mais on décèle néanmoins, même inconsciemment, que tout dans ce microcosme fait système (fait sens même) pour qu’il puisse être exporté, diffusé le plus largement possible à l’international dans la logique de marché mondialisé.


Blackpink, c’est un peu le stade ultime de la production industrielle de la musique au XXIe siècle. YG Entertainment, la boîte qui gère le groupe, sait parfaitement quelles stratégies mettre en place pour plaire le plus largement possible et faire de ce groupe l’un des leaders incontestés de la nouvelle colonisation culturelle dont la Corée du Sud est devenue progressivement le fer de lance, aux côtés d’un Japon un peu dépassé par ce mastodonte aux proportions devenues impressionnantes, même à l’échelle habituée aux statistiques extraordinaires de la musique capitalisée.


C’est sur ce plan que le documentaire m’a beaucoup déçu, car il ne cherche nullement à rechercher les ramifications entre le monde de la musique et celui du business qui entoure la production de la k-pop contemporaine. Il n’est dit à aucun moment par exemple que le PDG d’YG est l’un des membres du tout 1er boys group pourtant évoqué au début, Seo Taiji and the Boys. Pas de détour non plus du côté du harcèlement moral, de la cadence de travail (14h/jour) des trainees qui fait penser à une forme d’esclavage moderne. Si Blackpink n’est pas en proie, du moins explicitement, à ces problèmes, il aurait été je pense nécessaire au moins d’en dire un mot, d’évoquer le revers fort peu reluisant de la médaille. Les larmes des 4 jeunes femmes à la fin de leur tournée mondiale sont à mon sens assez parlantes à ce niveau-là : « on se sent vides » nous dit même l’une d’elles, « on ne pense qu’au prochain concert », avec un regard perdu et une moue inexpressive. Là j’aurais été intéressé d’en savoir plus sur leur psychologie, parce qu’honnêtement, le coup de l’enfance « difficile » c’est un peu l’argument commercial par excellence pour essayer de susciter un minimum de profondeur dans n’importe quel reportage traitant d’artistes contemporains, tout en passant sous silence d’autres aspects autrement importants de leur vie.


« Reportage », j’ai dit le mot : ce documentaire est moins un documentaire qu’un reportage en fait. Un behind the scenes, un making-off. On effleure la surface de cette industrie musicale coréenne, on en voit, furtivement, la pernicieuse profondeur et son aspect tentaculaire qui la rend toute autant fascinante qu’effrayante. Le conditionnement de A à Z de ces girls et boys group est à ce titre remarquable ; il attire le regard, je pense, sur ce qui peut motiver de telles personnes à se lancer dans des « carrières » aussi superficielles et vides de tout sens artistique.


En voyant ces jeunes filles s’entraîner méthodiquement devant un miroir et une ribambelle d’hommes assis en habits noirs, aux visages floutés et dont l’identité nous restera inconnue, mes spéculations sont allées bon train. Je n’ai pu m’empêcher de dresser un parallèle entre cette image et celle, autrement sévère et méthodique, du monde de la danse classique. Là aussi, des heures et des heures de répétition attendent une poignée d’élu(es) en vue d’atteindre une certaine perfection ; à une différence, toutefois, et irréconciliable celle-ci : le désir d’atteindre, dans un cas mais pas dans l’autre, un certain idéal de la beauté. Une manifestation, fortuite mais bien réelle, de ce qui fait l’essence de tout art. Idéal qui semble avoir déserté depuis bien longtemps les locaux de verre et de béton d’YG Entertainment, comme de tant d’autres labels musicaux devenus de véritables holdings à capitaux depuis l’avènement de la société néolibérale.


Tous les caractères qu’en décelait Guy Debord, voilà plus de 50 ans, sont contenus dans ces 80 minutes. Car que l’on ne s’y méprenne pas, rien dans ce monde à part entière n’est laissé au hasard ; tout y est soumis à un savant calcul, à une prédiction mathématique, du premier pas de danse jusqu’aux dernières secondes de rire qui viennent terminer ce documentaire. Que l’on choisisse ou non d’y croire reste toutefois à la discrétion de chacun.

grantofficer
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le 19 oct. 2020

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