Ridley Scott réalisait en 1977 son premier film, Les Duellistes, une réalisation qui se distinguait par son esthétisme et par sa reconstitution historique particulièrement réussie de l'époque napoléonienne: on y suivait en effet deux officiers se provoquer en duel à chaque rencontre et ce, à travers des décennies. Un premier film plutôt réussi donc, et qui en disait long sur le potentiel de son réalisateur. Cependant, deux ans plus tôt sortait Barry Lyndon, de Stanley Kubrick, dont l'univers était semblable, quoique le topos fut différent: il s'agissait d'une ascension sociale, et non de simples querelles. On suivait, cette fois-ci, la vie d'un jeune irlandais sans le sou, nommé Redmond Barry, contraint à se lancer sur les routes. Néanmoins, c'est bien de Barry Lyndon que je vais vous parler ici; d'abord parce que le film développe un ascendant évident sur Les Duellistes; ensuite parce que si je voulais parler de ce dernier, cela voudrait dire que je me suis trompé de page pour écrire ma critique.


Confronté à ses trois heures, il peut être peu motivant de se lancer dans Barry Lyndon. En tout aventurier que je suis, j'ai eu la bonne idée de le lancer à minuit. Et bien qu'évidemment le contexte fut favorable à ce constat, je ne peux que confirmer le défaut majeur du film: sa longueur et/ou sa lenteur. Redmond Barry est bien gentil et attachant, mais il faut être le genre de personne qui regarde Fanny et Alexandre en rentrant de boite à quatre heures du matin pour ne jamais ressentir la lourdeur du récit. J'espère que vous avez bien assimilé ce défaut, parce que c'est le seul de Barry Lyndon.



By what means Redmond Barry acquired the style and title of Barry Lyndon.



Divisé en deux parties, Barry Lyndon va suivre une construction que l'on retrouvera par exemple plus tard dans Requiem for a dream, de Darren Aronofsky: l'ascension, ou la partie où tout se passe bien; puis la chute, fatale ou non. Pas de trace donc, de l'habituel schéma narratif situation initiale-élément perturbateur-péripéties-dénouement. C'est le **récit d'une vie**qu'opère ici Kubrick, et c'est en partie ce qui va expliquer la longueur et la lenteur du récit. On découvre en effet Redmond Barry tout jeune et amoureux d'une femme promise à un officier. Malgré ses tentatives d'obtenir tout de même la main de la jeune femme, il sera contraint de partir le domicile familial, seul.


C'est important pour moi de détailler cette "situation initiale" (bon, je me contredis un peu, mais vous voyez l'idée) car elle émane déjà d'influences et d'intelligence. Lorsque je parle d'influences, je peux donner en exemple cette scène où Redmond quitte le domicile familial, seul, sur son cheval; il ne manque plus que la musique d'Ennio Morriconne pour conclure cette scène qui semble instaurer le premier western irlandais. Il suffit de voir les cinq premières minutes du film et de savoir que Kubrick a insisté pour ne tourner qu'à la lumière des bougies pour se faire une petite idée de la qualité de la reconstitution historique. Des costumes (1 500 au total, dont la fabrication a pris un an et demi) jusqu'aux décors irlandais, tout est fait de sorte à nous transporter directement et littéralement au XVIIIe siècle, assurant déjà la crédibilité d'un film qui n'aura de cesse d'affirmer son ambition.


Par ailleurs, lorsque je parle d'intelligence, c'est tout le film que je pourrais prendre en exemple. La mise en scène est magistrale; la réalisation l'est tout autant: Kubrick atteint de nouveau un niveau qualitatif extraordinaire dans ces deux domaines, dans la lignée de 2001 et d'Orange Mécanique. J'aimerais prendre un plan en exemple, mais chacun étant tellement riche et connotatif, c'est toute une étude qu'il faudrait mener pour répertorier, véritablement, toute la teneur du film. A l'instar de Terrence Malick, qui étrangement réalisa son premier film, La Balade Sauvage, la même année, on retrouve dans Barry Lyndon un véritable sens de l'esthétique: je pense notamment au plan fixe qui revient fréquemment, avec la maison des Lyndon en fond, à demi-cachée par une rangée d'arbres, et un petit lac au premier plan. La force de ce plan ne réside pas, comme dans un film de Malick, dans la symbolique des éléments mis en scène mais plutôt dans la mise en situation pittoresque du lieu, voire dans sa mise en contexte historique, puisqu'il ressemble véritablement à un tableau du XVIIIe siècle.


L'impact des images serait tout de même fortement diminué dans le rôle prédominant joué par la musique: à coups de Haendel (Sarabande) et de Schubert, Kubrick retranscrit avec justesse tantôt l'atmosphère précieuse des milieux nobles du XVIIIe, tantôt le lyrisme de Redmond Barry. Les scènes sont puissantes, les scènes sont fortes, les scènes sont belles; emmenées par une voix-off omnisciente, on découvre d'ailleurs le destin de notre héros à l'avance, ce qui le confronte plus que jamais aux fatalités énoncées auxquelles il ne peut échapper. Redmond Barry, d'ailleurs, est parfaitement interprété par Ryan O'Neal, dont le visage un peu trop béat au début évolue avec perfection en même temps que le personnage grandit.


Mais quel intérêt à tout ça ? Quel intérêt à relater la simple vie de cet irlandais, sans en faire un scénario riche de twists ? L'intérêt, c'est qu'avec Barry Lyndon, Kubrick signe une réalisation au moins aussi majeure que celle d'Orange Mécanique, dans son impact, dans son ambition. En nous rendant spectateurs de la vie de ce pauvre hère, qui va tout gagner et tout perdre, Kubrick nous donne une nouvelle leçon de cinéma, explorant avec toujours plus de minutie les moindres recoins de l'Homme, à la recherche de ses derniers secrets. Avec Barry Lyndon, il met en scène la vie, dans ce qu'elle a de plus insignifiant et de plus glorieux. Par une allégorie gigantesque, il nous fait découvrir l'Homme, réduit à un homme, Redmond Barry, qui va finalement être confronté à des obstacles que nous franchissons tous: l'expérience de l'amour, l'expérience de la violence, l'ascension sociale... Tantôt jeune et triomphant, il ne regrettera ce cri de victoire que trop tard, rattrapé par l'ironie du sort qui s'acharne à le faire déchoir, à le faire vieillir. Redmond Barry est comme tout un chacun: il naît, inconnu; il se fait un nom, Barry Lyndon, en s'illustrant dans la société; puis il disparaît de nouveau dans l'anonymat, comptant ses dernières heures.


Barry Lyndon n'est pas un film. Barry Lyndon est une fresque. Une fresque de trois heures, trois heures d'un génie transcendant qui laisse une nouvelle fois son empreinte dans le Cinéma.
Barry Lyndon est un film à voir au moins une fois dans sa vie, un nouvel accomplissement de Stanley Kubrick, et enfin, une oeuvre fastidieuse et monumentale, bien trop vaste pour être analysée entièrement.

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le 5 avr. 2015

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Kevin Soma

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