Arpentant les plateaux télévisés pour la promotion de son livre engagé, Karim D, célèbre écrivain d’une trentaine d’années, va dans le vent, emplit ses poumons d’un sentiment de puissance et de liberté, ne pense plus à rien, sinon à réaliser son propre succès. Le garçon, parallèlement à ses activités d’écrivain, osant l’inimaginable, ayant un style nouveau et très électrique, avec des propos visiblement pertinents, intelligents et politiquement forts, écrit des tweets affreux, racistes sur tous les points de vue, sur le réseau social Twitter, sous le pseudonyme d’Arthur Rambo. C’est ainsi que débute la grande analyse du film : Comment est-ce possible qu’une personne intelligente et sensible puisse écrire ces atrocités ? Comment tout cela peut cohabiter dans un même esprit ? Comment est-ce possible que des propos varient autant : certains puissants et pertinents, d’autres ouvertement racistes, antisémites, homophobes et misogynes ? Alors que ce thème provoque des analyses, passant inévitablement par le discours de journalistes, d’intellectuels ayant naturellement besoin de comprendre, Arthur Rambo (2022), film de Laurent Cantet, tente, lui, une approche sensible de la question, puisque les discours, aussi pertinents soient-ils, n’épuiseront jamais le mystère d’un personnage.


N’oubliant pas que cette histoire est inspirée de faits réels, faisant référence à la polémique qui avait éclatée en février 2017 de Mehdi Meklat, écrivain, blogueur et chroniqueur de renommée, qui publiait parallèlement des tweets racistes sous le pseudonyme de Marcelin Deschamps, le film ne s’apparente en aucun cas à un biopic. Avec Karim D, le spectateur ne saura jamais pourquoi celui-ci a écrit ces tweets, et lui-même ne le saura sans doute jamais. Contrairement à Mehdi, Karim reste une énigme pour nous, qui tenterons de le décrypter du début à la fin, mais surtout il le reste pour lui-même. Certes, il existe des ressemblances évidentes entre les deux hommes (et heureusement), mais l’ensemble du film se concentre sur les deux jours de l’éclatement de l’affaire : quand on découvre l’existence de ces tweets. En quelques heures, le statut de Karim D bascule, on le rencontre à l’apogée de sa gloire, et en une nuit, il devient le paria que tout le monde fuit. C’est cette concentration temporelle qui a permis de focaliser sur les mécanismes de l’histoire, sur leur exemplarité, sur ce qu’ils nous disent de notre époque, de sa violence et de sa vitesse.
Le pseudonyme d’Arthur Rambo, belle synthèse de la schizophrénie du personnage, marque un contraste entre deux systèmes de référence très générationnels. D’une part, la poésie du fameux Arthur Rimbaud, renvoyant le spectateur à une certaine idée de la culture classique, et, d'autre part, la brutalité des différents films Rambo, saga cinématographique américaine adaptée du roman de David Morrell, héros populaire s’il en est. Ce grand écart décrit bien celui de Karim D, entre son ambition littéraire et sa colère.


Avec une construction tout à fait originale, s’apparentant à un film de procès, avec certains traits de La Vérité de Henri-Georges Clouzot, Karim D est sommé de répondre à cette question : « Pourquoi tu as écrit ça ? ». Comme dans un tribunal auquel il est soumis, la première opposition est présidée par la directrice de la maison d’édition. Avec une fracture générationnelle entre un twittos compulsif et cette dame, dont une émission littéraire à la télé représente le summum de la communication médiatique, Arthur Rambo offre une première réflexion, sans donner de réponse, poussant le spectateur à s’interroger, voire à se positionner.
Ensuite, un nouveau procès, avec la même question, mais avec des gens issus de milieux très différents. Cela permet à Karim de décliner ses explications dans des registres eux aussi très différents, comme s'il n’y avait pas de réponses définitives à son énigme.
Enfin, c’est avec ses copains d’une web télé et avec sa famille que vont se dérouler, de l’autre côté du périphérique parisien, les deux derniers tribunaux. Ce qui est terrible, c’est que dans chacune des situations, tous connaissaient l’existence de ces tweets, mais personne n’avait rien dit… Apparement, Arthur Rambo écrivait ces messages pour pousser le bouchon tellement loin que tout le monde allait nécessairement réagir, sauf que personne n’a réagi. Comme son ami Mo lui dira : « On ne peut pas passer notre vie à essayer de changer le regard qu’on porte sur nous et écrire des trucs comme ça ».


Pendant toute la durée du long-métrage, Karim se déplace à pied ou à métro, d’un lieu à l’autre, d’un milieu social à un autre, ses trajets s’apparentant même, d’une certaine manière, à un chemin de croix. C’est une longue chute. Cependant, à aucun moment, malgré une attention parfois bienveillante, notre héros n’est présenté comme un martyr. Il ne fallait surtout pas gommer ce qu’il y avait d’irrecevable chez lui et le protéger mais le présenter naturellement et c’est au spectateur de faire le travail. C’est, de manière très subjective, l’aspect le plus abouti du film : la capacité de ce dernier à donner au spectateur les clefs d’une réflexion. C’est à lui de trouver sa propre signification du film.


Enfin, au-delà de Karim, le film traite frontalement de la question des réseaux sociaux. Comment vit-on avec ceux-ci ? Qu’est ce qu’on en fait ? Quels dangers présentent-ils ? Comment penser en 140 caractères (nombre maximum de caractère d’un tweet, certainement moins qu’une critique Sens Critique), gommant ainsi toute complexité ? Arthur Rambo voit ce domaine comme un jeu, une grande cour de récréation où il faut être le plus drôle, le plus fort, le plus sulfureux pour générer du clic. D’habitude, ce qui se passe dans une cour, reste dans une cour, mais, avec les réseaux sociaux, c’est tout l’inverse alors que le sentiment d’être protégé reste présent. Cette cour touche même des millions de gens !!!
C’est d’ailleurs ce qui rend le personnage de Karim D intéressant : on ne saura jamais exactement quel degré de conscience il a face à ce qu’il écrit et face à ce qui en restera dans la mémoire d’internet.


(7/10)

TangoCritiqueTrop
7

Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes La gourmandise du cinéphage en 2022 et Vu en salle en 2022

Créée

le 29 janv. 2022

Critique lue 1.1K fois

20 j'aime

1 commentaire

Critique lue 1.1K fois

20
1

D'autres avis sur Arthur Rambo

Arthur Rambo
Cinephile-doux
7

Chroniques de la hyène ordinaire

Qui se souvient encore de Mehdi Meklat, cet écrivain et journaliste à la mode dans certains médias et dont la chute fut brutale après l'exhumation d'une ribambelle de tweets haineux, écrits durant...

le 9 nov. 2021

10 j'aime

Arthur Rambo
mymp
6

Let's tweet again

Affaire Meklat, février 2017. Jeune écrivain, chroniqueur au Bondy blog puis sur France Inter, adulé par l’intelligentsia parisienne, talent touche-à-tout et fulgurant, icône et porte-voix des cités,...

Par

le 7 févr. 2022

9 j'aime

Arthur Rambo
EricDebarnot
7

Je tweete, donc je suis.

Comme c’était déjà le cas avec le travail que Laurent Cantet avait fait à partir de l’affaire Romand pour son "Emploi du Temps", ce serait une erreur de voir "Arthur Rambo" comme « une histoire vraie...

le 4 févr. 2022

6 j'aime

Du même critique

En corps
TangoCritiqueTrop
9

Dansons encore !

Salle pleine à craquer, j’arrive en retard et me retrouve sur un vieux strapontin grinçant à moitié cassé. Un vieux, juste à côté de moi, assis dans un beau fauteuil confortable n’arrête pas de...

le 3 avr. 2022

27 j'aime

Arthur Rambo
TangoCritiqueTrop
7

Penser en 140 caractères

Arpentant les plateaux télévisés pour la promotion de son livre engagé, Karim D, célèbre écrivain d’une trentaine d’années, va dans le vent, emplit ses poumons d’un sentiment de puissance et de...

le 29 janv. 2022

20 j'aime

1

L'Arnaqueur de Tinder
TangoCritiqueTrop
4

Naïveté coûteuse, y'en a marre

Sérieusement Cécilie ? T’as vraiment donné 220 000 euros à un gars que tu ne connais que depuis quelques semaines ? Même si tu penses que c’est l’homme de ta vie fait un effort quand...

le 9 févr. 2022

19 j'aime

3