Bien que n'étant pas un grand fan des films d'animation, j'ai eu envie d'aller voir celui-là et vraiment, je ne le regrette pas. C'est un film très particulier, qui ressemble à rien que j'ai vu par ailleurs, une sorte d'Ovni, à la fois terne et brillant (superficiellement terne, profondément brillant) dans la forme comme dans le fond.
La forme frappe d'emblée, c'est du stop-motion (ou animation en volume), les personnages étant en réalité des "poupées" en plastique de trente centimètres de haut, dont on peut dans une certaine mesure modifier la position des membres et les expressions de visage. Ces "poupées" sont de trois types. Il n'y a qu'un exemplaire du 1er type : Michael Stone, le héros de l'histoire, et un exemplaire du 2ème type : Lisa, la jeune femme pour laquelle Stone a un coup de coeur et dont le prénom participe au mot-valise qui sert de titre au film. Le 3ème type de poupée représente tous les autres personnages (y compris l'amie blonde de Lisa et l'ancienne petite amie de Stone avec laquelle il tente de renouer, à peine arrivé à Cincinnati, dès qu'il est seul dans sa chambre d'hôtel). Et il y a trois voix différentes (l'une masculine pour Stone, l'autre féminine pour Lisa, et la troisième masculine pour tous les autres personnages masculins ou féminins du film). Détaillée de la sorte, la forme paraît rudimentaire, ingrate et son parti-pris interpelle. Pourtant, le résultat est franchement remarquable (il faut savoir que Duke Johnson, qui est plus particulièrement responsable de toute l'animation du film, est le spécialiste mondial du stop-motion, le meilleur qu'on puisse trouver). Cela crée un climat étrange, une distanciation presque kafkaïenne du spectateur vis à vis des personnages du film comme de chacun de ceux-ci vis à vis des autres. Tous les personnages du film semblent éprouver une sorte de désespoir mi-glacé/résigné mi-étonné de vivre dans ce monde (c'est le Midwest américain, mais ça pourrait être n'importe quelle autre partie du monde civilisé), cette ville-là (Cincinnati, Ohio, une grande ville banale comme il en existe tant), cet hôtel-là (un machin luxueux et aseptisé, genre Hilton, avec d'immenses couloirs mystérieux et quasiment déserts à la Barton Fink).
Si on s'attache, au début du film, à l'aspect formel des choses, assez vite on oublie (à 80%) les détails et la performance techniques pour se concentrer sur l'histoire racontée (en somme, une Brève Rencontre réécrite par Charlie Kaufman, le scénariste de Dans la peau de John Malkovich et de Eternal Sunshine of the Spotless Mind), même si cette histoire est vue à travers le prisme kafkaïen (Anomalisa m'a bizarrement évoqué l'univers de Kafka, tel que mes souvenirs de lecture me le restituent) de cette animation en stop-motion.

L'histoire, quelque banale, mince et terne qu'elle apparaisse, est au fond pleine de sens. C'est une critique acerbe et extrêmement ironique de la réussite que la société occidentale offre, dans le meilleur des cas, à ses bons élèves, ses cadres supérieurs ou assimilés.


À la cinquantaine environ, Michael Stone est un homme arrivé. Il a tout : une belle maison, une femme qui se met en 4 pour lui, un fils de 10-11 ans en pleine forme, de l'argent, une position sociale. C'est une quasi célébrité du monde de l'édition du fait du best-seller qu'il a écrit ("Puis-je vous aider à les aider ?"). Pour expliciter son livre à des membres de sociétés de services et de vente via internet ou par correspondance et en tirer financièrement parti, il donne des conférences à travers les Etats-Unis et pour cela, prend l'avion, descend dans des hôtels de luxe, etc. Que peut-il désirer de plus ? L'amour peut-être... comme une solution à l'ennui, car malgré sa réussite, il s'ennuie mortellement. Est-ce l'amour qu'il espère rencontrer à Cincinnati (Sin-Sin-Nati) ? Après un premier échec auprès d'une ex (il l'avait laissée en rade, sans aucune explication, dix ans avant ; il la recontacte aussitôt arrivé, elle accepte de prendre un verre avec lui et tout de suite, il lui propose de "monter dans sa chambre" ; évidemment elle le traite de gros goujat, paie son verre et se casse), il en vient, éperdu de solitude, à frapper aux portes des chambres voisines de la sienne et c'est ainsi qu'il noue connaissance (le hasard faisant parfois bien les choses) avec deux fans de son bouquin, l'une des deux étant Lisa. Il va, le temps d'une nuit, tomber amoureux d'elle, croire qu'il a enfin rencontré LA femme qui va réenchanter sa vie, le réveiller de son long cauchemar climatisé (cauchemar qu'on va d'ailleurs nous visualiser, de façon très réussie, un peu plus loin dans le film). Lisa est une femme complexée : elle a une anomalie à l'oeil qu'elle cache derrière une grosse frange (Anomalie, Lisa, Anomalisa). Stone propose à Lisa de venir boire un dernier verre (un "nightcap") dans sa chambre. Poussée par son amie qui lui chuchote qu'elle trouve Michael Stone "gorgeous" (magnifique... ce qu'il est d'autant moins que c'est une figurine en plastique), Lisa accepte le "nightcap". Suit une nuit d'amour (l'acte d'amour, les gestes amoureux qu'on nous détaille, dont un cunnilingus, sont montrés avec beaucoup de détachement et d'ironie, ai-je trouvé). Le lendemain matin au réveil (juste après le cauchemar dont j'ai parlé plus haut, un cauchemar assez fun), Stone dit à Lisa qu'il va tout plaquer pour elle, tout recommencer, qu'il a enfin trouver l'amour (l'Amour) et puis, sans qu'on sache trop pourquoi, ça se délite au cours du petit déjeuner. Est-ce parce qu'elle est... elle et, qu'entre autres, elle parle la bouche pleine et qu'il ne supporte pas ça ? Est-ce la sinistre perspective de la conférence sur son bouquin qu'il a à donner dans la matinée (il est venu à Cincinnati pour ça) ? Voilà notre célèbre conférencier soudain dégrisé. Lisa, qui est une personne complexée, n'a jamais trop cru au miraculeux amour du beau (?) quinqua, si bien que quand ce "grand amour" s'éteint aussi soudainement qu'il s'est allumé, elle n'en fait pas un drame, elle gardera seulement le souvenir d'une nuit de passion plutôt réussie. Stone donne sa conférence, craque et dérape durant sa conférence, dit des choses assez belles et très pessimistes durant sa conférence, se fait huer par certains (pour moi, la conférence est un très bon moment du film). Et finalement reprend l'avion, rentre chez lui. Il rapporte un mystérieux cadeau pour son fils (une Geisha-robot achetée dans un "Toy Store" pour adultes) qui n'en comprend pas l'usage (et, je crois, heureusement). Sa femme a organisé une fête surprise avec plein de parents et d'amis. Bref Michael Stone replonge dans la routine étouffante et les faux-semblants d'une vie bourgeoise pour laquelle il a été formaté et dont Lisa n'aura été qu'un bref intermède amoureux, une anomalie. Anomalisa.


J'ai beaucoup aimé le film, son ironie, son désespoir. J'y ai vu une dénonciation de l'absurdité de l'existence. Pour moi, on frise le chef d'oeuvre.
- "Avec des figurines en plastique ?"
- "Qui l'eût cru, n'est-ce pas ?, mais oui."

Fleming
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Les meilleurs films de 2016

Créée

le 10 févr. 2016

Critique lue 600 fois

2 j'aime

2 commentaires

Fleming

Écrit par

Critique lue 600 fois

2
2

D'autres avis sur Anomalisa

Anomalisa
CableHogue
6

Persona

Anomalisa est un bon film-concept. Cependant, comme tout film-concept, il obéit à une mécanique qui, bien que finement élaborée, ne tient qu’un temps. La première demi-heure est absolument...

le 30 janv. 2016

69 j'aime

7

Anomalisa
Cultural_Mind
8

La valse des pantins

S'il est un film qui porte la désillusion en bandoulière, c'est forcément celui-ci. Parce qu'il ne cesse de scander l'inassouvissement, notamment familial et amoureux, mais aussi parce qu'il exploite...

le 12 mars 2017

25 j'aime

Anomalisa
mymp
5

Spleen 'n' puppet

Charlie Kaufman, on le connaît, c’est le mec avec cette tête d’ahuri dépressif, scénariste génial et torturé chez Michel Gondry (Human nature, Eternal sunshine of the spotless mind) et Spike Jonze...

Par

le 1 févr. 2016

25 j'aime

Du même critique

Le Sommet des dieux
Fleming
7

Avec la neige pour tout linceul

J'ignore à peu près tout des mangas. Je n'aime généralement pas les films d'animation, les dessins retirant, selon mon ressenti, de la vérité au déroulement filmé de l'histoire qu'on regarde. Et je...

le 24 sept. 2021

36 j'aime

19

Amants
Fleming
5

On demande un scénariste

J'ai vu plusieurs films réalisés par Nicole Garcia. Le seul qui me reste vraiment en mémoire est Place Vendôme que j'avais aimé. Elle, je l'apprécie assez comme actrice, encore que je ne me souvienne...

le 17 nov. 2021

33 j'aime

16

BAC Nord
Fleming
6

Pour les deux premiers tiers

Les deux premiers tiers du film sont bons, voire très bons, en tout cas de mon point de vue. J'ai trouvé ça intéressant à regarder et à suivre. Et même passionnant. Est-ce outrancier ? Je ne connais...

le 16 août 2021

31 j'aime

19