1965. La production cinématographique explose, passant de 147 films l’année précédente à 189. Les quatre studios encore autorisés à tourner rivalisent en proposant des productions de plus en plus diverses et ambitieuses pour attirer le public en salle. Les responsables de SEGI approchent Yu Hyun-mok avec l'idée de créer un « film érotique », pensant échapper à la censure en raison de la réputation du cinéaste en tant que réalisateur « sérieux et responsable ».


Ils envisagent de « plagier » Daydream (Tetsuji Tacheki, 1964), qui connaît un grand succès au Japon à la même époque en tant que l'un des premiers « pinku-eiga » (films érotiques) du cinéma japonais. Ce film raconte l'histoire d'une jeune femme dans la salle d'attente d'un dentiste devenant l'objet des fantasmes d'un patient artiste. Bien entendu, ce film n'est jamais sorti en Corée en raison de l'interdiction des produits culturels japonais depuis 1945. Cependant, les photos et les articles de magazines de cinéma importés illégalement en Corée, traitant du film, suscitent un engouement parmi les artistes de l'époque.


N'ayant jamais visionné l'œuvre originale, Yu Hyun-mok choisit de s'appuyer uniquement sur le pitch du film pour réaliser ce qui est aujourd'hui reconnu comme le tout premier long-métrage avant-gardiste de l'histoire du cinéma coréen – et il le restera ainsi pendant de nombreuses années, en raison de la sévère censure qui a frappé le produit final et de son échec commercial.


Yu Hyun-mok, né en 1925, se découvre une passion pour le cinéma en regardant le film français Crime et Châtiment (Pierre Chenal, 1935). Il commence sa carrière comme assistant sur The Life of Hong Cha-gi (Yim Woon-hak, 1948), devient scénariste sur Final Temptation (Chung Chang-wha, 1953) et réalisateur en 1956. Ses premiers longs-métrages, Crossroad (1956), Lost Youth (1957) et Forever With You (1958), préfigurent avec une dizaine d'années d'avance les futurs films de jeunes. Il tourne au total 43 longs-métrages de fiction réalisés entre 1956 et 1994, parmi lesquels les chefs-d'œuvre Une Balle Perdue (1960), Les Filles du Pharmacien Kim (1963), Les Clients qui arrivent par le dernier Train (1967) et La Saison des Pluies (1979). Bien que souvent incompris à leur sortie, ces films ont été réévalués au fil du temps.


En plus de sa carrière de cinéaste, Yu Hyun-mok est également à l’origine de la création du tout premier ciné-club coréen, le Film Art Research Group à l'Université de Dongguk en 1947, ainsi que de celle de l'association Cine-poem en 1963, dédiée au cinéma expérimental. En 1970, il fonde l'Association du Court-Métrage Coréen, pour y enseigner la réalisation des films. Ces initiatives sont à l'origine du cinéma coréen indépendant des années 1970 et 1980.


The Empty Dream est le fruit de ses années au sein de l'association Cine-poem, qui repense entièrement le cinéma en déstructurant les trames narratives traditionnelles et en empruntant des éléments à d'autres formes artistiques telles que la peinture, le théâtre, la danse et la littérature. Pour s'éloigner le plus possible de ce que Yu Hyun-mok considère comme le film original, une histoire classique vaguement érotique, il opte pour une approche expérimentale en cherchant à définir la notion de « rêve » (ou plus spécifiquement de « fantasme »).


Le postulat de base des deux patients dans un cabinet de dentiste devient ainsi un simple prétexte pour tenter de transposer un « rêve » en images. Tout comme il est impossible de résumer un rêve de manière « séquentielle », le film est composé de séquences discontinues, plaçant les personnages principaux dans différents décors, parfois sans aucun lien rationnel.


Ce faisant, il ravive les grands classiques du cinéma expressionniste allemand tels que Le Cabinet du docteur Caligari (Robert Wiene, 1920), Les Trois Lumières (Fritz Lang, 1921) et M le Maudit de Fritz Lang (1931). Il puise également son inspiration dans le cinéma surréaliste de Luis Buñuel (Un Chien Andalou, 1929) et dans la séquence cauchemardesque de La Maison du docteur Edwardes (Alfred Hitchcock, 1945)… En somme, Yu Hyun-mok se présente comme un véritable cinéphile et un passionné des arts en général.


The Empty Dream est un film totalement dingue, sans précédent dans le cinéma coréen et rare dans son genre depuis ; car il subira de lourdes conséquences pour son audace formelle et artistique : le long-métrage tombe victime à une sévère censure. À l'origine, une plainte pour « outrage à la pudeur et aux bonnes mœurs » due à six secondes d'un plan dévoilant le dos nu de son actrice principale. Cela entraîne une réaction exacerbée des censeurs, qui coupent près d'une quinzaine de minutes du film sous prétexte de « ne rien comprendre à cette histoire obscène ».


La plainte s'accompagne aussi d'une accusation « d’infraction à la loi de sécurité nationale », insinuant une supposée « sympathie envers le communisme ». Les censeurs n'ont jamais fourni d'explication, mais en scrutant attentivement la carrière de Yu Hyun-mok, il est facile d'imaginer que cette accusation puisse être une vengeance pour avoir présenté son précédent chef-d'œuvre, Une Balle Perdue, dans un festival étranger en 1962 malgré son interdiction à sa sortie en Corée en 1961.


De plus, quelques semaines avant la sortie du film, Yu Hyun-mok a publiquement défendu le réalisateur Lee Man-hee, emprisonné (et torturé) pour avoir « humanisé » des soldats nord-coréens dans Seven Women P.O.Ws (aka The Return of the Female Soldiers, 1965). Yu Hyun-mok reçoit finalement une simple amende de 30 000 wons ; cependant, son film, devenu encore plus incompréhensible après les coupure des censeurs, connaît un échec cuisant à sa sortie. Yu Hyun-mok est contraint d'enchaîner avec une série de films (commerciaux) sur commande pour regagner la confiance des producteurs de l'époque.


Le film est demeuré longtemps invisible en raison de la perte de deux bobines de son. Heureusement, il a depuis été restauré, et le son ainsi que la musique des deux bobines manquantes ont été réenregistrés sous la supervision de Yu Hyun-mok lui-même en vue d'une projection au festival BIFAN en 2004.


The Empty Dream ne se résume pas, il se vit. Il demande une totale immersion lors de sa première vision, avant même d'analyser le remarquable travail de mise en scène, des décors et du montage. Ce film ne touchera pas tout le monde, mais il ne peut laisser personne indifférent.


Pour ma part, j'attends avec grande impatience l'occasion de le présenter un jour sur le grand écran d'une salle obscure, dans le cadre d'une programmation festivalière, contribuant ainsi à la réalisation de l'objectif de Yu Hyun-mok : projeter du rêve (SON REVE) sur une grande Toile de cinéma.

Créée

le 1 févr. 2024

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