"Mi ricordo" – "Je me souviens" – telle est la signification du drôle de titre du film de Fellini qui remporta l’Oscar du meilleur film étranger en 1974. Ou plutôt, la traduction de cette curieuse expression, issue du dialecte de Rimini, son village natal. Un titre ô-combien opportun pour une œuvre dont les personnages et les évènements sont très largement inspirés de son propre passé – bien qu’il se soit toujours défendu d’avoir réalisé un film autobiographique.


« Amarcord » s’ouvre sur l’arrivée du printemps dans une bourgade côtière italienne, qui ne sera jamais nommée. C’est l’occasion pour les villageois de se réunir pour de joyeuses festivités nocturnes. Toute la populace se rassemble sur la place, sous l’œil sévère du directeur de l’école communale, qui n’entend pas prendre part à de telles frivolités. De jeunes voyous insolents guettent avec envie l’arrivée de la fameuse "Gradisca" et de ses amies. Las, les belles n’ont d’attention que pour Lallo et les autres beaux messieurs qui fréquentent les palaces et écument les bars. L’on s’amuse, l’on danse et l’on fête la fin de l’hiver jusqu’au bout de la nuit.


Il n’y a pas vraiment d’histoire dans « Amarcord », ou, tout du moins, pas de scénario unique. Il s’agit plutôt d’une sorte de film choral, où l’on suit un certain nombre de personnages lors de scènes de la vie quotidienne. Le groupe s’articule autour d’un adolescent turbulent, rebelle et attachant, Titta, et, dans une moindre mesure, de sa famille.


Il s’agit d’ailleurs d’un des aspects fondamentaux de « Amarcord ». Expériences et souvenirs de jeunesse sont indissociables des moments partagés avec la famille – il est donc tout naturel que celle-ci joue un rôle primordial dans l’œuvre de Fellini. La famille, dans son unité la plus élémentaire – que les sociologues qualifient de "nucléaire" – c’est-à-dire, les enfants et leurs parents. L’on s’intéresse alors aux liens qui unissent les frères et à la relation des pères à leurs fils. Il y a la famille étendue, aussi. Celle où l’on admet les oncles ; où l’on admire les exploits de l’un, coureur de jupons notoire, et où l’on apprécie quand même l’autre, affligé d’une tare mentale. Et enfin, il y a tous ceux qui ne font pas, à proprement parler, de la famille : les collègues, les copains de classe, et ceux qui font presque partie du paysage. Malgré les défauts de chacun, dans ce village où tout le monde se connaît, on se serre les coudes et on s’apprécie : partir, c’est quitter un cocon protecteur. "Je vous aime tous tellement", conclura la fille prodigue du pays, mariée à un homme de la grande ville.


On la comprend, tant la galerie de personnages esquissée par Fellini est captivante, et tant chacun des habitants de la petite commune est attachant ! C’est une merveille que de voir évoluer ce petit monde, parfois si dissonant, parfois si harmonieux. Car, que l’on veuille ou non, toutes les choses changent, se transforment avec le temps qui passe et qui ne s’arrête pas.


C’est l’un des leitmotivs de « Amarcord » : le temps passe, parfois effréné, parfois plus lent, mais ne cesse jamais sa course éperdue vers l’avant. Le film, et, par extension, ses personnages, n’ont d’autre choix que de suivre le mouvement. En ville, l’on se laisse vivre, porter par les saisons qui s’enchaînent avec une belle régularité. À peine a-t-on brûlé la vieille sorcière des grands froids que voici l’été arrivé, et, avec lui, l’époque des promenades en calèche dans l’arrière-pays ou des virées nautiques sur les flots de l’Adriatique. La saison heureuse – celle des mariages – mais bien vite bouleversée par les premières pluies d’automne. Et ainsi, sans même s’en rendre compte, les aigrettes se mettent à voler et revoilà le printemps. À ces repères météorologiques, Fellini en adjoint d’autres, temporels cette fois, qui ancrent le film dans une époque. Au beau visage de Gary Cooper et aux joies du cinéma succèdent les défilés fascistes et la brutalité du parti – autant de moments difficiles dont l’on sort meurtri.


De cela découle la troisième grande dimension de « Amarcord » : le récit initiatique. Le film s’intéresse alors au passage à l’âge adulte de Titta, adolescent en plein âge bête. Cet âge où l’on répond à ses parents, où l’on préfère enchaîner les conneries avec sa bande de copains, et où les charmes imposants de la buraliste ne laissent plus indifférent. Cet âge enfin, où l’on apprend de l’expérience, où les épreuves façonnent l’adulte que l’on deviendra. Car si la vie peut être bien douce, lorsque l’on enchaîne les blagues potaches aux dépends des professeurs, ou que l’on fantasme sur les figures féminines de la ville, la tragédie frappe parfois sans crier gare. Mais l’on se relève. L’on grandit.


La puissance du propos, la justesse de l’histoire racontée par Fellini est servie par sa réalisation virtuose. Le vrai tour de force, c’est de donner aux personnages et aux évènements dépeints une véracité saisissante. En puisant dans ses propres souvenirs, Fellini crée une farandole de figures originales et attachantes, propose une reconstitution pittoresque et chaleureuse de lieux importants et donne à ses scènes une authenticité et une fidélité qui les rendent d’autant plus savoureuses : rien ne bat le vécu. Sachant cela, il est assez amusant de constater que tout est faux dans « Amarcord » ! Les décors ont été recréés, le film, tourné en studio, et les comédiens, doublés ! Pourtant, rarement œuvre cinématographique aura semblé aussi vivante.


À cette dimension réaliste, Fellini accole une autre, plus onirique, voire fantastique. Après tout, la beauté d’un souvenir, n’est-ce pas aussi la vision idéalisée que l’on en a ? L’imaginaire est très présent dans « Amarcord », s’imposant aux personnages par le biais de leurs rêves et de leurs fantasmes, et notamment de leur vision du luxe. L’on scrute avec envie les façades d’un palace cinq étoiles, l’on fête le départ pour le nouveau monde d’un paquebot géant, ou encore l’on tourne autour d’un prince désabusé : tous les prétextes sont bons pour s’imaginer l’ivresse du train de vie des nantis, une évasion aussi éphémère que bienvenue au quotidien morne et bien moins fastueux du village.


L’une des grandes forces du film, c’est très clairement son ensemble de personnages. Inspirés des souvenirs de Fellini ou sortis de son imagination débordante, ils sont tous originaux et attachants. Il y a d’ailleurs beaucoup d’humour – et de bienveillance – dans la façon dont il croque le village, très caricaturale. De la maison des horreurs – l’école communale – et son cortège de monstres de cirques (figures aux physiques grotesques et aux esprits dérangés) à la mama italienne en passant par les piliers de bar, tous sont gentiment stéréotypés. Il est intéressant de noter que, à la manière de la bande-dessinée franco-belge, Fellini associe à chaque personnage récurrent un code vestimentaire unique dont il ne se départira quasiment pas : le pull bleu échancré de la buraliste, le fameux manteau rouge de Gradisca et le polo beige de Titta. Il renforce, de cette manière, le côté "souvenir" de la description, en identifiant chaque personnage par sa tenue caractéristique, tout en permettant au spectateur de reconnaître les protagonistes au premier coup d’œil.


Il y a encore bien des choses à dire sur « Amarcord ». L’on pourrait par exemple parler de la gestion du rythme, excellente, qui alterne des montages rapides et des scènes merveilleuses – en particulier, une virée mémorable à la campagne. On pourrait également mentionner la musique, parfaite, signée Nino Rota, le compositeur attitré de Fellini, à qui l’on doit également des chefs d’œuvres comme la bande originale du « Parrain ».


« Amacord » réussit parfaitement à capter ce qui fait la saveur des souvenirs d’enfance : anecdotes truculentes, personnages hauts en couleurs, petites joies du quotidien et grands drames. En s’inspirant de sa propre expérience, Fellini nous emmène, deux heures durant, partager l’année du jeune Titta, de sa bande de copains, et des figures tutélaires de son existence. Il est impossible de ne pas sourire aux scènes de ménage de ses parents, de ne pas rêver avec lui et ses amis de la splendeur d’un grand hôtel endormi sous un blanc manteau de neige, ou de rester de marbre devant les charmes de la belle Gradisca. « Amarcord », c’est une œuvre rare, où un formalisme parfaitement maîtrisé sert merveilleusement un récit passionnant. C’est une friandise bien douce, de celles que l’on ne veut pas voir s’achever.

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le 22 nov. 2015

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Aramis

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