"Abou Leïla" débute par ces vers de William Blake :
"À présent le serpent rusé s’achemine, en douce humilité
Et l’homme juste s’impatiente dans les déserts
Où les lions rôdent"
Ce premier film de Amin Sidi-Boumedine m’a fortement impressionné et bouleversé. Le film débute par une scène qui se révèlera constitutive de l’ensemble du film. L’histoire se situe en 1994, c’est-à-dire en pleine guerre civile algérienne. Après cette scène urbaine et violente, s’ensuivent des plans plutôt taiseux, où seules, des voix radiophoniques ou télévisuelles sont données à entendre. C’est dire que le mystère qui entoure les deux personnages principaux est épais. Le factuel montre un voyage vers le désert. J’ai été frappé par la grande maîtrise dans le choix des cadres, des façons de filmer qui donne au film une grande fluidité. De même, l’image joue habilement avec le contraste flou/net, premier plan/plan éloigné. Une musique, d’abord traditionnelle, puis ambient accompagne les images de l’éloignement d’Alger. Les raisons du voyage sont révélées avec parcimonie et c’est une des grandes qualités du film : tenir en haleine le spectateur, qui cherche légitimement à comprendre, ce qui lui sera révélé véritablement à la fin du film. Le road movie est le réel, mais il y a la dimension imaginée et celle des souvenirs traumatiques insistants. Les perspectives de certains plans sont dérangées, personnages couchés filmés à la verticale, contre-plongée oppressante des personnages contre un mur, en accentuant la verticalité. La bizarrerie s’installe et elle ne quittera plus ce film hanté, qui devient thriller mental, explorant la psyché des personnages, aux pulsions sanguinaires, comme une métaphore de tous ces massacres perpétrés dans "cet asile à ciel ouvert". La fragilité psychique d’un des personnages le poussera à commettre le pire. Sa fuite dans le désert profond est comme un aboutissement, une promesse d’anéantissement. Il y rencontre la sagesse confiante des hommes du désert : "Ici chacun est libre de choisir sa mort". Les plans dans le désert rocheux sont de toute beauté. Et à un moment, un changement brutal de décor, comme chez David Lynch, le monstre révélé derrière le mur, s’opère et c’est le retour du premier plan, mais totalement filmé différemment et cet effet de virtuosité, outre qu’il révèle tout ce que l’on cherche à comprendre, est un très beau geste de cinéma. Le retour au désert s’opère sous la forme d’un western fantastique, et la rencontre finale avec "Le fantôme d’une puce"(a) est tout aussi inattendue que grandiose.
(a) Titre d’un tableau de William Blake :
"The Ghost of a Flea" (1819-1820)