Abdelinho
Abdelinho

Film de Hicham Ayouch (2022)

Samba contre intégrisme ou les bons rêves contre les mauvais rêves

 Pour traiter de certaines folies et dérives malheureusement humaines, on peut emprunter la voie sérieuse, grave, comme le fait, pour choisir un exemple récent, Elle s’appelle Barbara (28 juin 2023), de Sérgio Tréfaut, ou adopter le mode comique, absurde, loufoque, surréaliste, voire poétique. C’est l’optique suivie par ce réjouissant Abdelinho, de Hicham Ayouch (30 juin 1976, Paris -), tout comme l’avait fait Riad Sattouf, sur une tout autre trame, avec son inclassable et iconoclaste Jacky au royaume des filles (2014).

Plutôt que de progresser selon une démarche ouvertement polémiste, Hicham Ayouch met en place, front contre front, deux rêves : celui d’Abdelinho (Abderrahim Tamimi), héros éponyme, doux jeune homme vivant dans un petit village du Maroc et tellement fasciné par le Brésil qu’il a organisé toute son existence autour de cette fascination : chambre aménagée sur le toit pour échapper à son envahissante famille et notamment à sa mère (Zhor Slimani), maîtresse femme qui ne rêve que de le marier, scooter et tenues aux couleurs du Brésil, perruque aux cheveux fous, et jusqu’à son prénom, Abdellah, qu’il allonge d’un suffixe brésilien. Mais surtout, Maria (Inês Monteiro). Autre héroïne éponyme, mais ici figure principale d’une télénovela brésilienne, qu’Abdelinho suit assidûment, depuis sa chambrette traversée de rêves et de vents. Car il ne craint pas d’affirmer, à sa mère tout comme à son collègue de travail, Mouka (Saïd Bey), qu’il épousera, un jour, la belle Maria, à laquelle il s’adresse déjà en langue lusitanienne, intervenant au cours des épisodes de la série comme un enfant devant le théâtre de Guignol.

Sa mère, elle, est une fervente spectatrice d’Amr Taleb (Ali Suliman), un télévangéliste intégriste musulman qu’elle convainc d’honorer la petite ville de sa visite, afin d’y libérer son Abdellah du démon brésilien qui le possède, au point d’avoir fait de lui un professeur de samba, danse lascive, indécente et condamnable. Si l’animateur, en intégriste virulent et intransigeant parvenant à entraîner tout le joli village dans l’austérité qu’il promeut, est clairement dépeint en charlatan, assoiffé d’argent et de pouvoir, l’intelligence du réalisateur réside dans le fait d’introduire le spectateur dans les coulisses et de présenter l’homme de spectacle dans son intimité : dialoguant avec son poisson rouge, qui semble être son conseiller ultime, et visiblement écrasé par une figure de père surpuissant et inégalable. Rêve contre rêve. Le grand manipulateur ne contrôle pas tout, contrairement aux apparences, il est lui-même emporté par les nuées du songe et ne fait qu’instaurer un autre songe, empli de haine et de condamnation, sous couvert de rectitude religieuse. La séquence d’ouverture avait clairement posé le caractère surréaliste du propos, avec un « Bar des hittistes » (ceux qui tiennent les murs, en argot algérien), et une « Ambulance des chômeurs », venant récupérer ceux qui finissaient par s’abattre d’un bloc. Sans parler du travail absurde accompli par le héros, dans un cadre pouvant justement évoquer la déshumanisation qui marquait l’univers de Brazil (1985), de Terry Gilliam. Aussi ne s’étonne-t-on pas de voir approchés sur le même mode aussi bien l’amour que la religion. Ludovic Zuili, à l’image, excelle tout autant dans le maniement de couleurs chatoyantes que pour souligner certains aspects particulièrement ternes de l’existence. Mais ce qui doit être dénoncé, tout en l’étant très efficacement, ne l’est jamais sur le ton de la dénonciation. Suprême habileté, qui permet de toucher, sans même avoir eu besoin de manifester la volonté d’atteindre.

En revanche, ce qui me doit être promu l’est sans coquetterie ni fausse pudeur. Démonstration est faite, à l’issue de la projection, non seulement qu’il est essentiel de croire à ses rêves, mais qu’il serait bien timoré de les laisser être entravés par les lacs de la raison, puisque ces derniers ne manqueront pas de rompre, s’ils sont arrachés par la force d’un véritable élan. Leçon de foi, et d’optimisme, dont on sait gré à Hicham Ayouch, tout particulièrement en ces temps minés par le doute, l’agressivité et la haine.

Critique également disponible sur Le Mag du Ciné.

AnneSchneider
7
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le 3 juil. 2023

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Anne Schneider

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