Une plume

Comment choisir un sujet de film ? Qu'est-ce qui peut amener un réalisateur à choisir de parler d'un certain sujet pendant au moins 1h, quelques fois pendant plus de 3h, de passer des années dessus et d'engager des centaines de personnes pour le faire vivre ?
Certains parlent de passion, d'autres d'obsession, et d'autres encore disent que leur sujet est nécessaire, qu'il faut en parler pour que les gens soient au courant. Comme l'a dit Marie-Castille Mention-Schaar dans une interview, "ce qui était important pour moi était d’être au cœur du sujet et donc du ressenti. Il fallait que le public puisse s’identifier [...]" ; elle rentre donc dans ce dernier cas, et elle a bien raison ! Le sujet du film, un homme trans qui tombe "enceint", est un sujet brillant, original, sur lequel il y a plein de choses à dire ; on peut y parler de biologie, de société, de couple, de famille, de vie quotidienne, d'enfant, d'éducation...

Alors, vous ne pouvez pas imaginer ma surprise lorsque j'ai regardé l'écran, et que j'y ai vu du vide.

Il y a de beaux plans, certes. Le paysage est superbement mis en valeur, on entend le bruit des vagues sur beaucoup de plans, ça me donnerait presque l'envie d'y habiter (malgré le fait que je sois un parisien horrible et cliché). La photographie est belle.
La mise en scène est correcte, malgré la trop grosse dose de flashbacks à mon goût - des flashbacks pour dire que Benjamin et Aude s'aiment, comme si on en avait besoin alors qu'on les voit sourire et s'embrasser toutes les deux secondes...
Je vais passer sur le fait que la réalisatrice ait préféré prendre Noémie Merlant et la "maquiller" en homme trans plutôt que de simplement prendre Jonas Ben Ahmed, acteur trans qui lui joue un rôle secondaire, ou tout simplement un autre acteur trans (Elliot Page, soyons fou).

Non, le gros soucis du film, c'est le fait que tout est fait pour cacher le sujet du film. Les longs plans sur la plage, les grands moments de silence, les moments de dialogue qui sont toujours courts (et quelques fois mal écrits - le monologue de Benjamin à son frère qui lui reproche d'être enceint est vraiment horrible, on dirait un gamin de 5 ans)... On dirait que la réalisatrice a voulu laisser place à quelque chose, mais à quoi ? Aux bons sentiments ? Ou peut-être à l'identification ? En tout cas, l'identification est impossible à cause de la distance constante entre la caméra et son sujet : même moi, qui suis un homme trans, j'ai eu l'impression de voir un total étranger.
Pourquoi choisir un tel sujet si c'est pour s'en éloigner autant ? Pourquoi choisir de montrer la plage, les silences, la maison où le couple habite, plutôt que les pleurs, la joie, l'amour, ces deux personnes qui sont dans un cas quasiment unique au monde et qui affrontent le reste du monde car elles s'aiment ? Enfin,

(avec une explication foireuse, "tu prends trop de place"... écoute, il est enceint, donc si tu veux qu'il prenne moins de place attends la fin de l'accouchement pour qu'il puisse faire un régime), mais sinon c'est l'idée. Certains sujets sont faits pour être traités de manière contemplative, poétique et lente - ce n'est clairement pas le cas de celui-ci, et cet éloignement apparaît tout bonnement comme de l'hypocrisie, l'hypocrisie d'un petit bourgeois dans un dîner de famille qui a peur de parler des sujets qui fâchent ou qui font "polémique". Il n'y a aucun courage dans la conception de ce film.

On aurait pu faire de ce sujet une petite merveille. On aurait pu en faire un film touchant, fort, réaliste, tout en gardant la beauté de ses plans. Mais quelqu'un dans la conception du film - la réalisatrice, le producteur ? - a visiblement eu peur, et a préféré faire un film qui ne fait que vaguement évoquer son histoire.
Ce film était un espoir pour faire connaître au monde la vie de certaines personnes trans ; mais il n'est qu'une plume qui effleure délicatement le papier, sans jamais rien écrire.