"Il aurait fallu tous les vents d'Espagne pour la sécher..." (ou 21 raisons d'y passer 21 nuits)

Le nombre 21 n'est pas exempt de symboles. 21, c'est l'atout le plus fort au tarot. C'est également l'âge de la majorité aux Etats-Unis, le siècle dans lequel nous évoluons présentement, le numéro atomique du scandium ou encore le nombre total de points que contient un dé cubique. Mais c'est aussi le numéro du département de la Côte-d'Or, ou encore le nombre de coups de canons tirés sur l'esplanade des Invalides lorsque s'opère une passation de pouvoir entre deux présidents de la République en France. Accessoirement, c'est également le nom de l'album phare d'Adele, qui lui a valu le succès planétaire qu'on connaît... Dans le septième art, 21, c'est Las Vegas 21 (pas vu), le magnifique 21 grammes du génie mexicain Alejandro Gonzalez Iñarritu (ça, c'était avant le très oscarisé mais pas exceptionnel Birdman), 21 jump street ou encore L'assassin habite au 21 de Henri-Georges Clouzot. Aujourd'hui, c'est au tour d'Arnaud et Jean-Marie Larrieu, frères et cinéastes pyrénéens de nous livrer une composition autour de ce nombre à travers 21 nuits avec Pattie, ou Comédie érotique d'une nuit d'été, bien qu'il soit difficile d'établir un quelconque parallèle avec le film éponyme de Woody Allen.


Puisque beaucoup s'amusent à la composition autour de ce 21, à mon tour de jouer le jeu et de délivrer 21 raisons (enfin on va essayer) d'apprécier (ou pas) ces 21 nuits avec Pattie...


1- Indéniablement, une oeuvre déroutante, atypique et inclassable. Impossible de ranger ce film dans une case, si ce n'est dans le tiroir "à part", c'est tout.


2- Comme souvent dans leur filmographie, les frères Larrieu naviguent avec brio entre les genres. Si le film apparaît de prime abord comme une comédie douce amère (la rencontre entre une parisienne pressée de repartir avant d'être arrivée dans un bled et des sudistes au grand cœur), il n'hésite pas à adopter parfois un ton dramatique (le rapport entre l'héroïne et sa mère récemment disparue)...


3- ... mais l'une des véritables forces du film, à mon sens, est la suivante: les Larrieu ne s'interdisent rien. S'ils ont déjà, par le passé, montré leur appétence (et leur compétence) pour le thriller tout en l'inscrivant dans la particularité d'une atmosphère dégageant paradoxalement chaleur et froideur, frivolité et pesanteur (L'amour est un crime parfait), 21 nuits avec Pattie se distingue par une intrigue policière abracadabrantesque (la disparition du corps d'une sexagénaire récemment disparue dans un village paumé), aux contours fous et flous, empruntant les chemins de l'absurde et nous délivrant progressivement des clés de compréhension pour atteindre un dénouement final qui n'est pas forcément surprenant mais non moins cocasse.


4- Néanmoins, tous ces genres se mêlent et s'entremêlent dans une ambiance mystique et fantastique. Où est passée Isabelle? Qui a bien pu enlever le corps d'une défunte? Est-ce l'oeuvre d'un amant éperdu, d'un nécrophage ou d'un nécrophile? Et si elle s'en était juste allée le long de la rivière, telle une dernière ballade avant le départ pour le plus lointain de ses voyages, elle qui avait toujours le pied en l'air et pour qui l'évasion était un maître mot? L'invraisemblance de ces options ne les rendent pas moins crédibles aux yeux des spectateurs, emporté par l'étrange spiritualité dégagée par ces magnifiques paysages montagneux et ensoleillés de la Montagne Noire. Même si une issue rationnelle à cette affaire est la plus probable, les Larrieu ne nous interdisent pas de croire à l'incroyable, voire de l'espérer. Quand je vous dis qu'ils ne s'interdisent rien...


5- En parlant de paysages, et bien voilà, bienvenue dans l'Aude, magnifique département rural du sud de la France, 362 339 habitants au recensement INSEE de 2012, préfecture: Carcassonne (coucou, c'est chez moi !!!!) et une incroyable richesse de paysages. Les audois disent même que leur territoire est celui qui présente la plus grande variété de décors naturels en France, des Pyrénées aux châteaux cathares, de la Cité de Carcassonne à la via domitia, des cultures céréalières du Lauragais aux vignes du Minervois et des Corbières, du ciel de Narbonne aux chalets de Gruissan, au sein desquels un 37°2 le matin semble dangereusement caniculaire ... Ici, nous sommes dans la Montagne Noire, pointe extrême-sud-ouest du Massif central (rassurez-vous, le natif de l'Aude que je suis l'a découvert en même temps que vous), plus précisément à Castans, petit village de 109 âmes (vivantes du moins), situé à la frontière tarnaise et terre du bout du monde, isolée du reste de l'humanité. L'isolement participe à la distillation d'une étrange musicalité au film. Le soleil de ce charmant et singulier village aux alentours du 15 août, les rives du lac de Pradelles-Cabardès, l'immensité du splendide panorama et la sensation de solitude du Pic de Nore... Tout cela est magnifiquement mis en lumière par l'excellent travail de mise en scène des Larrieu et la chaleur de la photographie de Yannick Ressigeac. Si le lieu sert complètement l'intrigue, la réciproque est également vraie.


6- Des dialogues délicieux, savoureux, parfois coquins et érotiques, souvent ambigus, mais jamais vulgaires. Les mots sortis de la plume des frères Larrieu sont follement crus, sonnent à l'oreille telle une partition musicale et provoquent spontanément le sourire des spectateurs.


7- Pour autant, le scénario ne manque nullement de profondeur. Si la relation au corps et à la sexualité animale de l'être humain semble être un marronnier dans l'oeuvre des Larrieu (Peindre ou faire l'amour), si la nudité traverse souvent l'écran et appuie le côté charnel du film, il s'agit également ici de poser des questions fondamentales: le rapport à la filiation (via la difficulté des rapports entre Caroline et sa mère disparue), l'égalité de traitement entre les sexes (Pattie, femme libérée au mépris du carcan machiste imposé par les normes auto-érigées au sein de la société), la persistance d'un humanisme au sein d'un monde capitaliste, fondé sur la société de consommation, devenu un carcan économique...


8- ... Dans ce village, on découvre une sorte d'entre-soi, où l'inter-connaissance est le maître mot, mais un monde dans lequel l'ouverture vis-à-vis de l'Autre et l'humanisme sont grands. On rit, on crie, on mange, on boit du pinard, on se baigne à poil, on danse, on chante, on baise, le tout en chœur et librement! Pas de garage, pas de réseau téléphonique, pas de supermarché, mais on s'en fout! Life is life, La vie avant tout! Résistance!


9- Karin Viard !!! Ou Pattie, un grand rôle pour une grande dame du cinéma français, capable d'évoluer dans un éventail de registres divers et variés. Elle parvient à saisir à la perfection les contours de ce personnage haut-en-couleur, capable de déballer sa vie sexuelle à une inconnue parce que cette dernière l'inspire, seulement quelques instants après leur rencontre, sans jamais tomber dans la grossièreté ni la caricature, tout en remettant en question sa manière d'"aimer" les hommes lorsque le désir et l'orgasme se font, pour la première fois, absents. Le grand amour? Très peu pour elle, les souffrances et la dépendance causées sont trop nombreuses (bien qu'elle avoue elle-même que le sexe agit sur elle comme une drogue). Pattie fait souffler un vent de liberté, nous rappelle les heures de la libération sexuelle et de celle des femmes, à l'instar de la défunte Zaza.


10- Toutefois, la réduire à sa sexualité serait une grossière erreur. Ouverte, généreuse, elle fait preuve d'empathie et d'écoute vis-à-vis de l'autre, notamment de Caroline, fille de sa défunte amie, et semble totalement se moquer de l'image (pourtant positive) qu'elle tend à dégager.


11- Être une femme libérée, [tu sais] c'est pas si facile. Chez les Larrieu, une femme à la vie sexuelle active n'est pas une "salope", tout comme l'homme n'apparaît pas comme un "Dom Juan". Les réalisateurs déconstruisent l'image stéréotypée que tend à construire une société juge, brideuse et moralisatrice vis-à-vis des femmes. Pattie représente un appel à vivre libres, et ça fait du bien! Comme disait Isabelle Carré lors de l'avant-première parisienne du film: "Faites des Pattie!"


12- Isabelle Carré, toute en finesse et en retenue dans le rôle de Caroline, jeune quadra parisienne à la vie bien rangée venue enterrer sa mère dans un village du sud de la France. Elle représente le contre-point de Pattie, puisqu'elle incarne tout d'abord un corps désexualisé, pudique, mal à l'aise et en défiance vis-à-vis de lui-même.


13- Elle représente également l'extérieur, l'étrangère à une communauté isolée, mais aux valeurs humanistes, à l'immodérée chaleur humaine, désireuse d'intégrer immédiatement cette nouvelle venue à leur monde (dans une entente globale) pourtant si éloigné du sien. Les Larrieu vont à contre-courant des "théories" déclinistes (si on peut oser appeler ça des "theories") du repli identitaire (quelque soit son échelle territoriale) et du renfermement sur soi: leur propos est porteur de valeurs d'ouverture, de tolérance, d'intégration et de liberté.


14- Par ailleurs, si elle semble goûter peu aux facéties et à l'exubérance de Pattie, ses échanges avec cette dernière participent à une remise en question et à une prise de conscience: ils lui permettent de mettre des mots sur sa propre vie sexuelle, sur son rapport au désir et aux cadres imposés par la société. Alors qu'elle avait coupé les ponts avec sa mère depuis de nombreuses années, elle conspue sa façon de vivre, son irrévérence vis-à-vis des codes et du carcan imposé par les autres, sa liberté, son goût pour une vie sexuelle libérée et son indépendance. Sa rencontre avec Pattie contribue à la déconstruction des schèmes qu'elle avait intériorisés dans le cadre d'une construction en tant que femme menée à l'encontre d'un contre-modèle représenté par sa mère. Caroline va progressivement elle-aussi s'affranchir, se libérer psychiquement et physiquement, envisager sa vie sexuelle et désirer d'autres hommes. C'est une véritable (re)naissance d'un corps et d'un esprit symboliquement morts en tant que femme, ainsi qu'une réconciliation avec une mère absente. .


15- Dussolier, impeccable dans le rôle de l'écrivain débarqué de nulle part et ex-amant d'Isabelle (la mère). Il se démarque élégamment de son registre habituel, davantage convenu et posé, dans l'incarnation d'un personnage ambigu, aux mystérieuses motivations, ambivalent, capable de sombrer dans des crises de colère maîtrisées ou dans un calme mystique. On saisit parfaitement les tourments de cet homme dont rien ne filtre jusqu'à l'épilogue final (chut, je ne vous en dirai pas plus!). Sincère ou machiavélique? Rationnel ou mythomane? Amant éperdu ou fou à lier? A vous de le découvrir à travers la performance toute en variations et en nuances d'un grand acteur.


16- L'ensemble des seconds rôles: des fous charmants, pétulants, tous aussi chaleureux les uns que les autres, avec une mention spéciale pour l'excellent Denis Lavant dans le rôle du paysan dont on ne comprend "qu'un mot sur dix" (dixit Pattie) mais visiblement bien monté (dixit Pattie).


(allez, plus que cinq points et le tour est joué, le défi relevé, tu peux le faire, I am the best)


17- Revenons brièvement sur le scénario. On a évoqué le mélange des genres, la diversité des thèmes abordés, ... Honnêtement, ça part parfois dans tous les sens, certains points de l'intrigue paraissent superflus, voire carrément inutiles (Jean est-il ou non le fameux prix de Nobel de littérature 2008), mais cela fait le charme du film!


18- Une BO de ouf! Tantôt magnétique, tantôt électrique, aux accents folk, l'excellente musique de Nicolas Repac est au service d'une intrigue elle aussi magnétique et électrique...


19- La photo de Yannick Ressigeac. Si elle met en valeur les magnifiques décors dont j'ai parlé précédemment (voir point 5), son aspect chaleureux et ses couleurs sudistes donnent une agréable lumière à cette oeuvre, filmée dans un format carré. Alors que ce dernier pourrait sembler accessoire, voire s'inscrire dans une tendance (Mommy,Asphalte, Le fils de Saul), ce choix n'apparaît en aucun cas comme le fruit du hasard dans 21 nuits avec Pattie. Il symbolise le recentrage de l'intrigue sur une communauté, l'isolement des lieux et des habitants dans un entre-soi, mais également celui de l'héroïne, déconnectée de ses repères habituels: en parallèle, une photo lumineuse permet d'opérer une ouverture, de dégager une chaleur, de conférer un charme et de susciter une sensation positive.


20- La grâce de Mathilde Monnier (la mère), danseuse et chorégraphe, dont les envoûtants cheminements, l'hypnotique présence, les voyages brefs et aériens confèrent un onirisme et une poésie au film.


21- Et si 21 nuits avec Pattie était une relecture à la sauce Larrieu des 1001 nuits? Certes, on n'est pas dans le sérieux et dans la gravité du propos de Miguel Gommès dans sa relecture contemporaine des contes orientaux appliquée à un Portugal affaibli par la crise économique et par la politique violente et austéritaire menée par le gouvernement. Mais comme je l'ai déjà dit, la légèreté du film des Larrieu ne les exempte néanmoins pas de sérieux et de réflexion. En outre, précisons qu'il ne s'agit pas de 21 nuits à proprement parler: je vous laisse découvrir le film pour en décoder le titre.


21 nuits avec Pattie en vingt-et-un points, c'est fait! En vous souhaitant de succomber aux charmes du film comme ce fut mon cas... ainsi qu'à ceux du sud de la France!

rem_coconuts
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le 25 nov. 2015

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