Au delà de Kapo, entre surréalisme et industrie

Après les très beaux Skyfall, American Beauty et les Noces rebelles, Sam Mendes nous largue encore une bombe, elle aussi très belle puisqu’on retrouve à la photographie un Roger Deakins tout juste oscarisé pour Blade Runner 2049. Beaux, les films de Mendes le sont. Mais sont-ils aussi d’autres choses ? Saura-t-il enfin hisser ses œuvres au niveau de celles de Nolan ou Cuaron dont il tire certains codes ? Quelles cases coche-t-il et quels coches a-t-il raté ?


Les critiques, dithyrambiques, ou non, n’ont pas cessé. « Film contemplatif », « Film de chef op. », applaudissant toujours la technique du film et la prouesse du plan séquence mais l’euphorie peine à se maintenir quand vient le moment de parler du scénario. Et à ce fait, doit-on être étonnés de voir le débat être tant porté sur la technique quand l’on sait que toute la promo portait justement là-dessus ? Des dizaines de Behind the scenes et autres featurette montrant la conception du plan final avec la grue étaient sur les réseaux avant même que le film ne sorte. La promesse était alléchante : un (pas trop) long métrage de 2h, un plan séquence, aucun cut apparent, une narration axée sur l’histoire d’un, pour faire l’Histoire. 1917 était de bon augure. La promesse est tenue, les plans sont époustouflants. Les restrictions de rythme qu’amène le plan séquence sont bien comprises et compensées, le film n’ennuie pas une seconde.


Mais contrer l’ennui n’est pas une prouesse suffisante pour le cinéma, là où cela suffisait sur Call of Kevin au moyen de narration héroïque et de belles images, le film se doit d’avoir davantage de prétention. 1917 ne peut pas se contenter d’un fil rouge mono héroïque et pour cause, il a souvent été qualifié de film sans metteur en scène voire sans scénario, de film où l’on va d’un point A à un point B. Les relents de cet argumentaire déjà sorti avec Mad Max Fury Road sont là. Je ne m’attarderai pas sur cette critique représentant la dérive presque homo oeconomicusienne des scénarios trop nerveux dont le pan du XXIème est trop client. Un film peut-être, à mon sens, très bon même si son pitch spatio-temporel tient en la simple balade d’un point à un autre.


En revanche, comment justifier ce qu’est appelé « incohérence scénaristique » ? Le passage de la nuit au jour en quelques secondes, une escouade entière d’alliés survenant de nulle part, l’antagoniste sans contraste dans lequel on aura même trouvé de la germanophobie, les scènes passant du désert rocheux aux plaines françaises : Schofield était à deux doigts de récolter un canon de fusil sans distorsion dans les champs et de pêcher une anguille dans l’évier. (sic. L’écume des jours, Boris Vian) En effet, ces détails parfois âpres et rugueux marquent les esprits.
Il est aisé d’admettre que ces facilités scénaristiques se positionnent en réponses directes avec les contraintes du plan séquence, mais comment sont-elles pensées ?


Ne peut-on pas voir ces aisances comme une pièce de théâtre ? Sam Mendes nous vient tout droit du théâtre londonien. Le cinéma est à tourner 2 plans consécutifs à 1000km l’un de l’autre ce que le théâtre est au plan séquence. Au cinéma, la nuit est une ellipse, un cut entre 2 plans. Au théâtre et dans 1917, la lumière est allumée, simplement. Schofield croise 5 équipiers à quelques mètres d’une scène bruyante dans une plaine vide parce que l’on est à l’acte suivant
.
Quid du surréalisme ? Ma référence à Boris Vian ci-dessus n’est pas bénigne. Le film et ses réflexions de scénario peuvent être vues comme étant à cheval entre dadaïsme et surréalisme, un côté de la narration se délaissant des codes pour pouvoir amener à l’autre la liberté nécessaire pour les automatismes psychiques et la logique d’à priori du surréalisme : le film est construit comme un rêve (mais ici, on sait courir), Schofield est sale, puis propre, puis sale, puis propre. L’esthétique des carrières rocheuses surexposées au blanc immaculé peut rappeler les yeux brûlants de celui dont Maman est morte ce matin. L’église en feu complètement romanesque abat les derniers venus en attente de rigueur historique (la valeur de l’estanpillé « inspiré de faits réels » tend dorénavant vers l’infini négatif) mais nous nourri la vue d’une peinture qui eut pu être peinte par Dali.


Et si tout cela n’était que le dictat de certains producteurs et distributeurs, voulant des films se vendant toujours mieux et toujours plus mais questionnant et réfléchissant toujours moins ? Les films à sensation sans fond sortent désormais de manière ponctuelle, pourquoi pas celui-ci ? Ai-je raison d’y voir des influences théâtrales ou du génie surréaliste quand on sait que Sam Mendes est justement attendu dans le film à image au scénario pauvre depuis Skyfall ?


Enfin, que l’on voie en 1917 du théâtre, du surréalisme ou des traits dignes hériters de la marvelisation du cinéma grand public, 1917 reste un film à voir, si possible en salle. Tout d’abord pour le jeu d’acteur qui demeure sans faute, pour la prouesse technique qu’est ce film, pour la BO de Thomas Newman, pour la photographie, pour les frissons qu’il amène. Ensuite pour manger quelques minutes de Benedict Cumberbatch et voir Tommen Baratheon avec un peu plus d’embonpoint. Et enfin, parce que ça fait du bien de voir Sam Mendes sous le feu des médias après qu’il ait longtemps été de bon ton de penser qu’il était le fruit le moins mûr du panier des grands réalisateurs.

Lisztomaniaque
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le 31 janv. 2020

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Lisztomaniaque

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