Malgré un univers codifié depuis quatre décennies, donner un avis partagé sur Spectre demande pas mal d'explications. Du coup, soyez prévenus, j'ai opté pour un texte contenant son lot de spoilers, y compris sur les trois James Bond précédents.


Une fois le film à l'affiche après plusieurs jours, vous pourrez sans doute lire un peu partout que Spectre jouit d'une réalisation classieuse, qu'il n'est pas ennuyeux malgré sa durée... Bref, il y a fort à parier que le dernier 007 sera consacré comme l'un des blockbusters des plus plaisants. Un mensonge ? Pas vraiment, et dire que je n'ai pas apprécié la séance serait mentir. Mais comme il est de coutume avec les films "intouchables", l'irréductible emmerdeur que je suis préfère aller traquer dans le film les raisons du plaisir qu'il y a pris, juste pour voir si c'était légitime. Et malheureusement, si Spectre est bel et bien un film agréable, il ne résiste pas bien longtemps à un comparatif entre ce qu'il donne à voir et ce qu'il a réellement dans le ventre...


Bonne nouvelle, Sam Mendes réussit à préserver une continuité avec son Skyfall, voire même avec Casino Royale et Quantum of Solace. Dans un beau geste rétrospectif, Spectre se pose comme une véritable suite à ce qui nous est raconté depuis bientôt dix ans ; un effort appréciable dès le générique, où les visages d'anciens personnages viennent titiller la mémoire attentive du public. Il est donc plus que conseillé d'avoir vu les trois films précédents, sous peine de passer à côté des qualités centrales de Spectre. Car c'est bien dans la cohérence dont il fait preuve vis-à-vis de ses aînés les plus proches que le long-métrage procure le plus de plaisir, jetant un nouveau voile de mystère sur les origines de Bond. De même, ce nouvel épisode sait poser une ambiance anxiogène, dont le sommet reste la première apparition de Christoph Waltz. Quant au plan-séquence d'introduction, il impose une tenue formelle dont Mendes se détournera peu.


En surface, pas de quoi bouder. L'ennui, c'est que Spectre est un film de scénariste avant d'être une commande, ce qui serait une excellente nouvelle si une sale habitude ne vampirisait pas l'ensemble du projet. Le temps semble loin où James faisait du kitesurf en Islande, où un bad guy avait le visage incrusté de diamants et où 007 se baladait en voiture invisible. Les faits remontent pourtant à 2002 avec le raté mais hilarant Meurs un autre jour. À ce degré de ringardise, cette production dispendieuse évoquait davantage un pastiche friqué des sixties qu'un film d'action mâtiné de SF. Pourtant, cet opus portait les germes du changement de cap à venir : on nous présentait un Bond capturé puis détenu en Corée du Nord, l'occasion d'un générique qui noyait déjà le poisson, la fameuse détention y étant résumée à quelques vignettes désamorcées par la chanson-titre du moment, alors interprétée par Madonna.


Comprendre : l'envie de faire adulte, sombre et sérieux ne squattait la narration que pour une quinzaine de minutes, le cahier des charges reprenant ensuite ses droits jusqu'à rendre l'objet carrément excentrique dans ses fautes de goût. Comme par hasard, il se passera ensuite quatre ans sans Bond, le départ de Brosnan s'étant accompagné de ce qu'on peut aujourd'hui appeler un prise de conscience. Insistons bien sur ce terme, les détenteurs de la saga n'ayant, en revanche, pas effectué la remise en question que l'on a brandie à l'époque de Casino Royale, dont la promo claironnait un James Bond jamais vu. Mouais, et c'est sans doute pour instiller un peu de nouveauté que les responsables ont fait appel aux services de Martin Campbell, déjà à l'oeuvre sur GoldenEye en 1995 ! Qu'à cela ne tienne, Casino Royale atteignait son but en plus d'être un bon film : enterrer le délire embarrassant de Lee Tamahori pour rejoindre un style plus proche des modes actuelles, en zappant les gadgets et autres facéties rocambolesques.


Or en 2006, la mode, c'est Jason Bourne, l'espion sans mémoire ni James Bond girls, brute fragile qui aime les femmes au lieu de les consommer. Dans ce contexte, pas étonnant que Casino Royale s'autorise une véritable love story entre les personnages de Daniel Craig et d'Eva Green, le dernier acte prenant exemple sur celui de Au service secret de Sa Majesté. Bâclé en termes formels, Quantum of Solace de Marc Forster suivit cette voie, contraint et forcé par son statut de suite directe ; il priva même son héros de s'envoyer davantage qu'une seule James Bond girl (Gemma Arterton, tout de même !). Vint le cas Skyfall, certes l'un des meilleurs Bond mais déjà lui aussi légèrement schizophrène dans son traitement de la mythologie 007. Pas facile de se la jouer réaliste après 40 ans de films permissifs, et Skyfall jonglait entre envie d'aller de l'avant (007 vieilli, laissé pour mort) et besoin sécuritaire de raccrocher les wagons avec le passé (un peu de sport et on évince le sujet du vieillissement, qui se contentera de quelques dialogues inoffensifs).


Comprenons-nous bien, l'élégance de Skyfall fait largement oublier ses hésitations thématiques, d'autant que sa dernière partie était réellement surprenante, à peine gâchée par deux-trois punchlines ratées vu le sérieux du décorum. Reste que, tout comme Meurs un autre jour en son temps, le film de Mendes remettait à plus tard la promesse d'un Bond en difficulté, surtout après une chute mortelle en pré-générique ! Non, Skyfall préférait enchaîner avec un 007 remis d'aplomb, pépère à la plage, savourant sa Heineken près de sa conquête exotique du moment. Pour la remise en question, une fois encore, on repassera. De même, pas question de faire de Moneypenny un véritable agent de terrain : on nous la montre en action, puis suspendue des missions de terrain, et décidant au final de rester dans les locaux du MI6. Bien sûr, le procédé sert à réinstaller le personnage, absent des deux précédents films. D'ailleurs, l'épilogue modernisait l'imagerie du petit bureau de la secrétaire, révélant au passage son identité. De la nouveauté ? Cours toujours...


Ce renouveau de façade est le moteur de la saga depuis 2006. Il ne s'agit pas d'être neuf, mais de faire neuf, nuance de taille une fois dans la salle. Malheureusement, Spectre est le manifeste de cette démarche schizophrène. Tiens, si on proposait une action de groupe, en mettant Q et Moneypenny sous le feu ? Oui, mais pas trop longtemps, disons trois minutes en tout, le temps d'une balade en téléphérique puis d'une amorce de climax. Tiens, et si la première James Bond Girl était veuve ? Intéressant, mais faut pas déconner, Monica se fait bien vite séduire puis besogner par Bond qui, elle le sait, est l'assassin de son mari ! Et si Léa Seydoux détestait les armes à feu ? Belle idée, mais faisons comprendre au public qu'elle sait quand même se servir d'une arme et se battre, et montrons là la scène suivante en train de flinguer de l'assassin commandité. De même, excellente idée que de montrer ce même personnage faire ses adieux à Bond et renoncer à une vie dangereuse, juste avant le climax. Sauf qu'on la fait revenir une fois le méchant abattu, histoire de faire partir le couple main dans la main...


Cette écriture qui fait la girouette n'empêche pas Spectre de proposer de vrais bons moments, dont une baston ferroviaire digne de Bons baisers de Russie. Sauf que cette hésitation constante a de quoi blaser le spectateur, qui aura la sensation constante de voir un embryon de film audacieux, les scénaristes tendant une série de carottes qu'ils ne donnent jamais. Et bien sûr, vu que l'écriture est elle-même aveuglée par ses envies de tout faire sans tenir une direction, la meilleure scène du film est aussi la plus nulle, grand moment de n'importe quoi passant du viscéral au ridicule en un clin d'oeil. Il s'agit de la fameuse scène de torture, dont les dialogues autant que les actions révèlent toutes les hésitations en coulisses. Ainsi, après avoir énoncé les dégâts qu'il allait infliger à Bond, Blofeld passe à l'acte à deux reprises, l'occasion d'un passage intense où l'on s'imagine un Bond réduit à rien, incapable de fuir ou de bouger pour un moment. On y a même sincèrement cru...


Incapables de s'assumer, les scénaristes évacuent le problème en un regard énamouré, puis montrent ensuite Bond au sommet de ses capacités, sans même que Léa Seydoux n'ait besoin de lui prêter main forte pour se débarrasser des quelques gardes à l'extérieur. Soyons honnêtes, la scène et sa conclusion, gigantesque explosion triomphale, auraient fait merveille dans un Steven Seagal. À l'écriture entendons-nous, Sam Mendes assurant une réalisation agréable, reprenant dès la rencontre de Craig et Bellucci la musique qui accompagnait l'arrivée de M et de Bond sur la route vers Skyfall. De même, pas facile de succéder au grand Roger Deakins, mais le chef-opérateur du récent Her fait lui aussi du beau travail, les teintes éthérées du mélodrame 2.0 de Spike Jonze s'invitant même pendant ladite scène de torture !


Divertissement soigné mais vain, Spectre ressemble plus à une belle promesse qu'à sa concrétisation. Certes, une critique a avant tout pour objet de faire saliver ou de faire fuir mais il m'a semblé nécessaire de faire ce long retour sur l'ère Craig pour clarifier ma note, la mythologie 007 ayant dû évoluer avec son temps. D'ailleurs, la toute dernière scène va jusqu'à assumer les hésitations de l'écriture en quittant le public sur l'image d'un couple, à bord d'une célèbre voiture typée 60's. Une nouvelle carotte tendue au public du futur 25e épisode ? Bien malin celui qui saura trancher, tout comme celui qui saura si, oui ou non, il a assisté à de belles tentatives ou à une suite de renoncements. Rien qui n'empêche de suivre ces 2h30 avec plaisir, car c'est là le plus gros défaut et la plus belle qualité de cet indécis Spectre : reculer pour mieux sauter. Mais au sein d'une franchise qui se cherche, fallait-il attendre autre chose d'un film dont le héros fait son entrée en quittant les habits carnavalesques du Baron Samedi ?

Fritz_the_Cat
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le 11 nov. 2015

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Fritz_the_Cat

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