« L'autobiographie est encore le meilleur moyen qu'on ait trouvé pour dire toute la vérité à propos des autres. » (Pierre Daninos)


Deux ans que, accros que nous sommes à l'autobiographie de Riad Sattouf, nous attendons ce quatrième tome de "l'Arabe du Futur", qui nous parle des jeunes années de l’auteur, déchiré entre la Syrie et la France, entre son père et sa mère : le nouveau volume fait finalement plus de 270 pages, et il nous faudra un peu plus de 4 heures de lecture fébrile pour en venir à bout. Et pour qu'il nous laisse sur un cliffhanger terrifiant, nous condamnant à une nouvelle attente interminable... Avec une foule de questions, voire de doutes en tête, malgré ou peut-être à cause du plaisir immense que nous avons pris à sa lecture.


Car ce quatrième tome est celui du basculement, de la rupture : le passage de la petite enfance à la pré-adolescence se traduit par une perte de la belle naïveté qui rendait supportable les pages les plus dures de la vie de la famille Sattouf en Syrie. La compréhension naissante de l'impasse familiale, où se trouve le couple culturellement mixte de ses parents, colore presque toutes les pages d'un sentiment de drame latent. Le temps de la découverte - passionnante malgré ses difficultés - d'un mode de vie différent a laissé place à celui d'un retour sans illusion à une France grise, déjà rongée par les prémisses de la crise identitaire que nous connaissons aujourd'hui. Pire encore, le mythe - ironique mais porteur d'illusion - de « l'Arabe du Futur » a laissé place à un fanatisme religieux des plus réactionnaires qui ne laisse aucun espoir pour l'avenir. L'effondrement du père incapable de faire face aux aspirations de sa famille, sa fuite aussi bien physique que morale ouvrent un gouffre terrible au cœur du livre, qui y engloutit tout ce qu'il y avait jusque-là d'amour et d’insouciance dans l'autobiographie...


Bien sûr, se dessinent aussi ici - sans surprise pour le lecteur accoutumé à son œuvre - les thèmes fondateurs du travail passé de Sattouf (de "la Vie Secrète des Jeunes" aux "Beaux Gosses") : les mystères du sexe et de la séduction, la lutte sauvage entre les tous jeunes mâles avec son lot d'humiliations interminables, et la bêtise qui semble toujours avoir le dessus sur la sensibilité. Et tout cela, avouons-le, nous fait toujours autant rire, et ce d'autant que le graphisme et la narration de Sattouf semblent toujours plus élégants, plus justes, plus efficaces...


Pourtant, quelque chose de plus sinistre subsiste quand on referme le livre : comme lorsque l'on avait découvert le premier tome de "l'Arabe du Futur", et que l'on se demandait, un peu honteusement, si avoir la "dent aussi dure" vis à vis de l'histoire du monde arabe ne séduirait pas surtout les lecteurs "racistes". Cette fois Sattouf, en ramenant sa famille sur le sol français où les émigrés maghrébins et africains sont de plus en plus nombreux (… une constatation affligée du père syrien au racisme généreusement distribué !), fait directement écho au débat actuel qui agite la société française : il nous montre, en se basant sur l'exemple personnel de sa famille, l'impossibilité absolue d'un quelconque "vivre ensemble", alors que le fanatisme religieux envenime même les gestes les plus simples et les instants les plus anodins. Cette vision pessimiste - certains diront réaliste - de l'issue d'une confrontation de moins en moins pacifique entre deux modes de vie, ne risque-t-elle pas d'apporter du grain à moudre aux partisans de la guerre des civilisations ? Ce compte que Sattouf règle de plein droit avec un père qui a fondamentalement trahi puis détruit sa famille, comment certains ne se l'approprieraient-ils pas pour en régler d'autres, bien moins légitimes ? Vue l'extrême intelligence de l'artiste Sattouf, qui s'impose peu à peu comme un grand écrivain (tout court, nul besoin de faire référence à la "forme" BD) de notre époque, il est impossible qu'il ne soit pas conscient de son impact potentiel sur le débat actuel... surtout si l'on considère le succès commercial colossal de "l'Arabe du Futur", en tête de gondole dans toutes les librairies.


Finalement, ce ne sont pas là des réserves vis-à-vis de l’œuvre elle-même, qui s’avère de plus en plus forte, et qui jette sur l’un des plus grands défis de notre époque un regard « candide » (comme disent les anglo-saxons, c’est-à-dire fondamentalement honnête, sincère…), celui d’un enfant dont l’apprentissage de la vie s’est fait à la fois contre et grâce à la pression infernale que sa famille et sa double appartenance culturelle lui ont fait subir. Ce sont en revanche des questions essentielles posées par Riad Sattouf, auteur et artiste important, dans ce qui est en train de se confirmer comme son plus beau travail à date. Car, pour en revenir à la citation de Daninos, "l’Arabe du Futur" parle de notre vérité à nous tous.


[Critique écrite en 2018]
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EricDebarnot
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le 19 oct. 2018

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Eric BBYoda

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D'autres avis sur Une jeunesse au Moyen-Orient (1987-1992) – L’Arabe du futur, tome 4

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