Un printemps à Tchernobyl
7.8
Un printemps à Tchernobyl

Roman graphique de Emmanuel Lepage (2012)

Regard oblique. Vision biaisée d’un no man’s land au temps suspendu. Sensation indésirable de plénitude. L’auteur peste, témoin impuissant à retranscrire l’horreur du désastre. Pourtant dans ses doutes, son agacement à ne pouvoir exhiber que le voile de splendeur idyllique jeté sur les stigmates de la catastrophe, Emmanuel Lepage fait mal, très mal.

La beauté... La beauté ?
Omniprésente. Pernicieuse.

Dans ses représentations humaines.
Dans les rencontres avec les habitants. Dans le plaisir de petits instants festifs, tentatives de réconciliation avec la réalité. Dans la tristesse de leurs histoires troublantes. Dans la joie des enfants, des visages accueillants. Dans l’évocation de valeurs admirables, la mémoire de ces héros improvisés, instantanés, et de leurs sacrifices.

La beauté, encore…

Dans le défi, la provocation du monstre, comme un nouveau rite initiatique : « tu n’es pas un homme si tu n’es pas allé dans la zone ! »
Dans cette fatalité orgueilleuse, arrogante, souvent pour forcer l’optimisme, mais presque déplacée : « Allez, viens ! Viens avec moi goûter la radiation ! Juste cinq minutes ! Viens sentir la langue coller à ton palais ! Quitter Tchernobyl sans avoir goûté à la radioactivité, c'est un pêché ! »
Précieuse, fragile, forte, indomptable, présomptueuse, la marche de la vie doit reprendre ses droits.
Nécessairement, involontairement, inconsciemment, on se dupe comme on se rassure : « vas-y, fais le con tant que tu veux, de toute façon, tu vois, tu te relèves toujours ! ».
Premier message, menteur crédule.

La beauté partout…

Dans la grisaille, la poésie funèbre de Pripiat. Dans l’immobilisme, le silence pétrifiant d’une cité fantôme, dans le recueillement religieux provoqué par ses cimetières de véhicules, ses bâtiments vides de vie.
Dans la mélancolie d’objets survivants. Un meuble, un jouet abandonné charriant de bouleversants nœuds à la gorge. Dans une terre anéantie qui parade en explosions indécentes de couleurs.

La beauté horrible…

Dans les tableaux sublimes de paysages ressuscités hurlant que la planète " se fout " totalement de ce que l'on peut lui faire subir. Dans les panoramas bucoliques de la zone contaminée qui jettent à la face d’homo sapiens « je suis encore plus belle sans toi ! » ou dans les chiffres d’un compteur dosimètre lui signifiant qu’il n’est plus le bienvenu. Elle se remettra. À l’échelle de l’univers, le temps pour guérir des blessures infligées sera toujours insignifiant. La vie est miracle aux seuls yeux des hommes, à l’échelle de l’univers c’est une péripétie. Chaque outrage fait à la terre n’est qu’un outrage au genre humain. Nous sommes des locataires de passage, et, dans notre entêtement, nous laissons le bail expirer un peu plus chaque jour.
Voilà un second message : le constat effroyable et percutant de notre insignifiance.

Bien reçu monsieur Lepage !
Sejy
9
Écrit par

Créée

le 18 oct. 2012

Critique lue 1.2K fois

14 j'aime

Sejy

Écrit par

Critique lue 1.2K fois

14

D'autres avis sur Un printemps à Tchernobyl

Un printemps à Tchernobyl
Le_blog_de_Yuko
8

Critique de Un printemps à Tchernobyl par Le_blog_de_Yuko

S'il s'attendait à trouver ruine et désolation au moment de son départ, c'est finalement la vie et l'espoir que dépeint Emmanuel Lepage dans cet album d'une grande puissance évocatrice. Avec émotion...

le 15 sept. 2013

6 j'aime

Un printemps à Tchernobyl
sulli
5

Une beauté improbable qui se révèle tardivement

300 000 personnes évacuées, 600 000 « liquidateurs » sacrifiés, un nombre incalculable de personnes contaminées (on a tous vu ces effroyables photos d’enfants difformes), un coût de 1000 milliards de...

le 8 mars 2013

6 j'aime

Un printemps à Tchernobyl
jerome60
8

Critique de Un printemps à Tchernobyl par jerome60

Avril 2008. Emmanuel Lepage arrive en Ukraine, près de Tchernobyl. Accompagné de l’illustrateur Gildas Chasseboeuf, il se rend sur place pour réaliser un reportage sur la vie des survivants et de...

le 9 janv. 2013

6 j'aime

Du même critique

Un printemps à Tchernobyl
Sejy
9

Effroyable beauté...

Regard oblique. Vision biaisée d’un no man’s land au temps suspendu. Sensation indésirable de plénitude. L’auteur peste, témoin impuissant à retranscrire l’horreur du désastre. Pourtant dans ses...

Par

le 18 oct. 2012

14 j'aime

Mémoire morte
Sejy
9

Critique de Mémoire morte par Sejy

Mémoire morte est, à mes yeux, l'œuvre la plus accessible de l'auteur. Les métaphores sont limpides et le scénario, malgré de savoureux et traditionnels accents d'absurdité, est d'une logique...

Par

le 19 août 2011

12 j'aime

Hallorave - Le Roi des mouches, tome 1
Sejy
10

Critique de Hallorave - Le Roi des mouches, tome 1 par Sejy

Je flotte, ahuri. Prisonnier de la bulle nihiliste et lumineuse que Mezzo et Pirus ont créée pour moi. Je vagabonde entre les états d'âme. Béat, repus du plaisir, que dis-je, de la jouissance...

Par

le 19 août 2011

11 j'aime

4