Les enfants perdus de Minetaro Mochizuki

Attiré par son trailer, la lecture du premier tome de Tokyo Kaido me fait penser que l'on tient une des (voire de la) séries de l'année.


Épurer et ne conserver que l'essentiel


Premier point qui m'a interpellé : l'absence de cartouches. Hormis quelques rappels au début de certains chapitres, il n'y a pas d'éléments narratifs ou descriptifs pour nous guider. Les transitions sont alors gérées par des changements de points de vue, Minetaro Mochizuki n'hésitant pas à recourir, de temps à autre, à une vue subjective. Procédé d'autant plus efficace pour éprouver la situation des personnages.


Á ce premier élément s'ajoute le petit nombre de cases présentes sur une page. Le lecteur devra combler les « vides » laissés à dessein par l'auteur. S'ajoute aussi l'appréhension du temps qui se déploie entre les cases : il se dilate ou se rétrécit au gré de l'intrigue.


Ce qui précède a d'autant plus d'importance étant donné le style graphique de l'auteur. Si Tokyo Kaido n'est pas un manga minimaliste, on ressent que l'auteur a une volonté de ne retenir que ce qui est fondamental, essentiel. Cela fait écho au petit nombre de cases sur chaque page. D'où un important travail de mise en scène et d'organisation. On ne peut alors qu'être frappé par l'immobilisme suggestif mis en place par l'auteur.


Surveiller et guérir


Tokyo Kaido : la ville japonaise (du reste peu présente dans ce volume) précède un terme renvoyant, en français, à « l'enfance difficile ». Il est effectivement question de jeunes personnes qui ont des « problèmes ». Ils vivent dans une clinique, sont suivis, bénéficient de traitements et d'un suivi psychologique car ils souffrent de « maladies » liées au cerveau.


Cet étiquetage donnent naissance à des identités lésées car mises à distance : les patients vivent à la clinique, leur famille n'apparaît qu'indirectement. Certains patients peuvent sortir mais leurs escapades ne sont pas couronnés de succès : Hashi se fait tabasser car il dit ce qu'il pense ; Hana est victime des regards et de gestes déplacés car elle a des orgasmes en public. Où l'on retrouve une thématique déjà soulignée dans une autre série du Lézard Noir : les individus qui ne rentrent pas dans les cases ont-ils leur place dans la société ? Ont-ils seulement une place ?


Leur « guérison » passe alors par la science médicale. Mais les connaissances disponibles ne sont pas au même stade selon les cas. La recherche doit progresser. Il faut alors lever des fonds d'où une mise en scène et en images des patients qui ouvre le volume et qui devrait ouvrir le portefeuille des donateurs. Pour autant, l'indécision vient frapper à la porte : Hashi pourrait être guéri, avec 50% de chances de succès. Pile ou face.


La forêt et l'autre côté du miroir


Un spectre hante Tokyo Kaido : le spectre du cyprès. On en rencontre au détour des routes, pas loin de la clinique. Une présence fortuite à première vue mais qui prend des allures inquiétantes. La forêt de cyprès devient un objet d'angoisse comme l'obscurité dans Dragon Head. Se perdre ou non dedans ? Qu'y a-t-il au-delà ? S'y rendre est-ce emprunter la voie des jeunes de Black Hole ?


Le contraste entre l'obscurité de la forêt et la clarté du reste de l'environnement – comme celui entre les pages noires du manga de Hashi et celles, blanches, du reste du volume –, recoupe différentes oppositions mais le plus intéressant concerne l’espace qui constitue la jonction entre les deux espaces. Sur ce seuil entre deux mondes se déploient nombre de moments singuliers dont le plus important est peut-être l'échange entre Tamaki, Hideo et Hashi. Se trouve alors évoquée le fait que la guérison est en eux avant de se trouver dans des médicaments.


Mise en abyme


Un double processus se déploie. D'abord à travers le manga dans le manga : celui de Hashi qui concrétise, sur le papier, sa condition. Alors qu'il a du mal à se confier, à se raconter, à avoir des interactions paisibles avec autrui, son manga Tokyo Kaido parle pour lui. On y découvre son histoire et par une montée en généralité, celle de ses camarades de la clinique.


Surtout, à travers les remarques que fait Hashi sur sa création et au fil des pages, on en vient à se dire que Minetaro Mochizuki parle aussi de lui et nous livre, en même temps qu’il explore dans Tokyo Kaido, une partie de son être. On peut alors voir sous un jour nouveau les particularités de Hashi et des autres patients où la "différence" n'est pas là où on le croit.


« Encore une fois je me laisse aller à faire des étoiles trop grandes. » (Vincent Van Gogh)


Chaque lecture du tome laisse l'impression de découvrir de nouveaux éléments. Incommensurable, Tokyo Kaido l'est. L'accent placé sur la difficulté à créer des liens, les problèmes de confiance en soi (Selbstvertrauen) et tout ce qui en découle inscrive pleinement le manga dans la thématique reconnaissance/méconnaissance. On termine alors la lecture frappé d'une certaine indétermination : on a souri, ri parfois, il y a eu des passages bien plus sérieux, presque tristes. Cette palette de sentiments, à l'image de la palette des couleurs dont dispose le peintre dessine une série fascinante à plus d'un titre, conservant tout son mystère et son attrait pour la suite que l'on attend de pied ferme.


Critique version rallongée et, surtout, illustrée, à voir par .

Anvil
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le 15 févr. 2017

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Anvil

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