Des animaux innocents vont mourir après que vous ayez appris à les aimer et cela, à terme, vous ouvrira l'appétit. Voilà qui me paraît une introduction appropriée pour présenter Silver Spoon. Elle aura de quoi rebuter les plus délicats mais peut-être ira-t-elle intriguer les lecteurs à la recherche de Shônen hors sentiers battus ou bien des gens qui, tout simplement, n'aiment pas les animaux.


Ici, le terroir est à l'honneur. Le vrai, pas celui fantasmé par quelques lointains citadins pour qui s'intéresser à l'agriculture est pour eux gage de bonne action. Rappelons que le les japonais vivant dans les zones urbaines représentent sur le territoire 91,7% de la population totale ; c'est donc prendre le pari de dépayser violemment son lectorat que d'écrire sur l'agriculture. Que ce soit pour eux ou pour nous qui ne sommes guère mieux lotis quant à la valorisation du rural, l'œuvre est une piqûre de rappel bienvenue afin de nous pencher sur un univers dont nous sommes pourtant tous tributaires de par notre estomac.


Oubliez les compositions-manga se déroulant quasi systématiquement dans des zones lourdement urbanisées où l'aseptisation rend même collant le papier de ce que l'on lit. Le rural ici - et Dieu merci - n'a pas trait au folklore. Hiromu Arakawa se sera âprement investie dans son travail de recherche et n'aura rien omis du monde paysan contemporain au Japon.
Sans s'adonner aux louanges excessives et encore moins au misérabilisme larmoyant - car le monde paysan chez eux est aussi souffrant que chez nous - l'auteur nous délivre avec une acuité sidérante le propre de l'agriculture dans ses contrées. On devine son amour et son respect pour ce domaine et la contagion se fera le plus naturellement du monde auprès de ses lecteurs.
Vous qui supposez que le monde rural n'est pas susceptible de vous intéresser êtes dans l'erreur. Feuilletez le premier volume et vous n'aurez que comme premier réflexe de chercher à acquérir le second. Derrière Silver Spoon, il y a un travail, une passion que même les plus austères - dont je suis - ressentent par-delà le papier qui en est le conducteur.


J'aurais été assez étonné de constater que les fermes agricoles comme les élevages au Japon sont similaires pour ne pas dire calqués à ce qui se fait en France et très vraisemblablement dans toute l'Europe. Je m'en étonne et je le déplore. L'agriculture intensive - inévitable au Japon compte tenue de sa superficie et la nature de son territoire - implique de facto qu'un modèle industriel soit envisagé. Ceux qui attendront des spécificités japonaises dans l'agriculture et l'élevage le feront en vain, leur système agricole, c'est ni plus ni moins que le nôtre. Le public occidental s'identifiera certes plus facilement, mais découvrira moins que ce qu'il n'espérait découvrir pour peu qu'il soit un peu initié aux aléas du monde rural.


S'il y a un défaut - et il y en a même plusieurs - à relever chez Silver Spoon, c'est que la documentation prend le pas sur l'œuvre. Sans être non plus académique, le manga ne focalise peut-être pas autant son attention sur l'élaboration de ses protagonistes qu'il le devrait, lui substituant plutôt un condensé d'informations - certes délectable - prenant cependant le pas sur ce qui tient aux choses de l'intrigue et des éléments lui étant connexes.


Arakawa s'adonne au classicisme narratif en matière de Shônen comme pour se défausser de ses responsabilités d'auteur que l'on sait pourtant prompte à assumer sans faillir. Le personnage principal ne sera pas tant celui qui impulsera l'intrigue que son premier spectateur ; il est ni plus ni moins que l'avatar du lecteur qui, comme lui, découvre à travers ses yeux un monde qu'il ignore. Le procédé a fait ses preuves à maintes reprises, toutes fictions confondues, mais ternit de fait l'envergure du personnage qui, plutôt que d'être solidement imbriqué dans une intrigue globale, n'est finalement que l'outil de cette dernière.
En ce sens et aussi parce qu'il lui ressemble sur le plan de la composition graphique, Hachiken m'aura rappelé Smith de Bride Stories qui occupait ce même rôle de spectateur devenu acteur de la trame sur le tard. Je subodore d'ailleurs que Arakawa et Kaoru Mori se connaissent très bien car leurs dessins comme leur mise en scène dénombrent pléthore de points communs. Le dessin d'Arakawa sera ici cependant bien inférieur à ce qu'on aura connu d'elle par le passé. Lui aussi s'en tient à un rôle, celui de simplement décrire. L'art graphique étant dans ce manga aussi compromis que celui de l'écriture de la fiction, on peut raisonnablement prétendre que l'œuvre se confond avec le travail de documentation qui le compose.


Silver Spoon est donc la restitution d'un monde par une passionnée qui sait tempérer ses élans de spontanéité afin d'offrir le rendu le plus neutre quant à ce qu'elle dépeint. L'exercice est accompli avec brio, mais ne saurait souffrir d'aucun reproche. Il en est un qui me vient naturellement au bout du clavier ; l'absence de regard critique sur certaines décisions en matière agricole.
Pour moi qui suis féru de tout ce qui a trait à la politique et qui aime polémiquer de tout - mon compte SensCritique en atteste - je dois admettre que l'auteur a manqué le coche en refusant même d'instaurer le cadre d'un débat dans son manga relativement au recours à un modèle d'agriculture intensif et productiviste qui, ici, est accepté le plus naturellement du monde sans que l'idée même de la contestation ne soit envisagée. Le modèle n'est pourtant pas exempt de défauts - les débats en France le démontrent - mais ne souffre ici d'aucune critique de fond. Le regard porté sur la ferme des huit-cents vaches est d'ailleurs si complaisant qu'il ne souffre pas même de la moindre remise en question quant à sa viabilité ou son bien-fondé que je conteste personnellement.
Le Japon tend - à mon sens - à accepter docilement tout ce que lui apporte le progrès technique sans jamais en mesurer le contrecoup. C'est insultant que de rapporter ce que je m'apprête à écrire.... mais je ne suis pas du genre à me formaliser pour si peu : les Japonais ont un rapport à l'éthique quasi absent et Arakawa - à son corps défendant - nous en offre ici la preuve concrète et incontestable. J'ai même souvenance d'un passage où les élèves du lycée agricole se gaussent des consciences indignées occidentales quant à ces mêmes questions éthiques. Moi-même qui suit un viandard invétéré et qui, sans ménagement, crache allègrement sur les végans prosélytes, estime toutefois que certaines de leurs positions sont fondées. Ce n'est pas parce que les tenants d'une thèse politique sont casse-couilles et agressifs qu'ils ont nécessairement tort sur tout ce qu'ils avancent, mais ce genre de réflexions, les Japonais ne l'abordent pas.
Progrès technique = Mieux ; ainsi posent-ils l'équation en ces termes sans jamais supposer qu'elle puisse être gratifiée de variables plus nombreuses et subtiles.
Tout s'excuse ici dans la narration par l'emploi du relativisme culturel et moral. Cette même narration qui, plutôt que de nous rapporter un récit comme le prévoit son rôle d'attribution naturel, est là encore un outil au service du sujet traité pour en faire sa propagande incontestée. Le lecteur est tenu de gober la bouche ouverte ce que lui délivre le contenu du manga sans qu'il ne lui soit permis de recracher les morceaux indigestes. L'agriculture intensive au Japon, c'est ainsi et pas autrement ; point final.


De ce récit, il faut en dire quelque chose. L'auteur aura modestement garni une viande maigre en rédigeant son manga en ces termes. Ses personnages sont assez peu sensationnels, entrant aisément dans une case archétypique bien larges ; tous tenant un rôle précis et déterminé par la trame à défaut d'avoir une personnalité à exposer. Ce sont plus ou moins des PNJ de jeu-vidéo vers qui le personnage principal va s'adresser pour obtenir telle ou telle information. Aucun lien ne se sera véritablement créé entre eux. Cette alchimie, cette concorde que l'on retrouve dans les Shônens dans un milieu scolaire, je ne l'ai pas retrouvée ici. Il n'aurait pourtant pas fallu grand chose en terme d'écriture pour que cela se fasse. Silver Spoon a le défaut de ses qualités ; il expose admirablement tout ce qu'il y a à savoir sur l'univers ici dépeint, mais il ne se soucie de rien d'autre. La vie de chaque personnage tourne exclusivement autour de l'agriculture. J'entends bien que la tâche requiert un investissement conséquent, mais tous les paysans aujourd'hui se définissent-ils uniquement par ce rôle ? La question est sincère, j'ignore ce qu'il en est de la réponse.


Ce n'est donc pas tant pour ses personnages que l'on lit ce manga - leur absence figurative étant néanmoins préjudiciable à la lecture - mais pour le seul contenu de fond offert par l'auteur. De son rôle de fiction, Silver Spoon en dévie ostensiblement jusqu'à tendre vers un documentaire informel. Certains apprécieront mais, nonobstant le cadre de l'intrigue, j'attends d'avantage d'un manga que la seule évocation de son univers, aussi vaste puisse-t-il être. Pour ne pas lasser, il faut varier les plaisirs et les portions d'intrigues se centrant autour des personnages bifurqueront systématiquement jusqu'à en revenir au monde agricole.
L'humour est néanmoins présent bien que diffus, sa place dans le récit aide grandement à accompagner la monotonie de ce qui nous est narré. J'aurai en tout cas adoré la séquence de ramassage des déchets où les élèves découvrent - entre autres immondices - un chapeau de paille. J'y ai vu une très allusive mais cinglante critique adressée à l'égard d'un confrère. Je me plais en tout cas à le croire. Silver Spoon ne se lit finalement pas sans faire de pauses fréquentes. Vient un moment où on sature d'évoluer ainsi autour de la même problématique qui, même si elle se décline en bon nombre de variétés, piège le lecteur et l'englue dans une thématique seule dont il pourrait s'ennuyer à terme.


Mais, s'il est des mentalités que je n'apprécie pas du point de vue de l'auteur, il en est d'autres en revanche qui font mon bonheur et cela concerne ici le monde de l'élevage. Un éleveur est impitoyable mais juste. Comme rapporté, les chevaux les moins performants et les poules qui pondent le moins sont destinées à finir dans les assiettes. L'Amour est dans le pré, peut-être, mais dans un pré imaginaire. Ici, ce qu'on aime, on le mange. L'immersion ne se fait pas à moitié et aucun angélisme n'entoure le cadre de l'élevage qui sera ici superbement abordé. On aura même droit à un crochet du côté de la venaison alors que nous apprendrons à dépecer un faon.
La question de la consommation de viande animale aura été ici traitée longuement et intelligemment autour de l'arc «Assiette de porc» et les déboires l'entourant. Le sujet aura été traité avec toute la maturité qu'on pouvait espérer, sans manichéisme ni caricature. Il ne sera question ni des lamentations bruyantes des végétaliens ni de l'apologie de l'abattoir de leur pendant inverse. C'est une épreuve que tous les viandards doivent s'imposer au moins une fois dans leur vie pour assumer leur choix.


Voilà un manga qui aura su mieux mettre en valeur des scènes de bombance véritable que ne l'ont fait d'autres avant. On a les deux pieds dans le vrai, dans le terroir, à un point où on parvient presque à goûter ce qui y est servi. Le fumet nous caresse les narines et on jurerait que les pages ont l'odeur du bacon grillé.


N'attendant finalement pas grand chose du contenu politique entourant le secteur primaire, je fus ravi toutefois qu'on se penche sur la faible rétribution financière accordée agriculteurs et éleveurs pour leur labeur. Navré en revanche de découvrir que cela vaut autant au Japon qu'en France. Ce simple fait devrait amener l'auteur à reconsidérer ses vues sur les exploitations intensives dans l'économie actuelle. Plus il y aura de grosses exploitations intensives, plus les petites fermes seront en danger du fait de la concurrence inique en jeu. Cela se fera en plus au détriment de la qualité de l'agriculture et de l'élevage.


Ce qui entoure la vie de la ferme ne tourne cependant pas uniquement autour de ce qui remplit nos assiettes. Une place non négligeable sera accordée au domaine de l'équitation. Ces dames étant généralement plus réceptives à la thématique équestre, j'admettrai volontiers ne pas avoir été enthousiasmé par ce que j'en ai lu. Je ne me serai pas assoupi en lisant non plus, beaucoup y trouveront leur compte mais ces passages n'étaient décidément pas pour moi.


Au fur et à mesure que ce qui fera figure de récit sera amené à se dérouler, il sera de moins en moins question de considérations techniques sur l'agriculture et l'élevage que de niaiseries sentimentales concernant notamment une romance téléphonée qui n'en finit jamais de ne jamais aboutir. Ce qui garnit l'agriculture et l'élevage - et qui y renvoie d'une façon ou d'une autre - est assez fade et sans surprise. C'est à déplorer.


Nous aurons si bien renoué avec la difficulté d'être agriculteur au XXIeme siècle que nous aurons été jusqu'à faire connaissance d'une réalité amère : le dépôt de bilan d'une ferme. Comme rapporté précédemment, Silver Spoon n'offre aucun regard complaisant quant à la nature même du fait agricole contemporain. La question des suicides n'y sera pas abordée, mais on la devine aussi conséquente qu'en France.


Pour un Shônen, Silver Spoon offre un contenu d'une maturité rare. L'arc de la création d'entreprise est véritablement encourageant ; tout le manga est un appel à la maturité et à l'insertion dans le monde du travail. Le lecteur s'investit avec les personnages dans leur projet et, tout aussi anodin puisse-t-il paraître dans les faits, il revêt ici un caractère saisissant.


J'ignore si l'auteur se sera projetée si loin dans son œuvre, mais force est de constater que les deux dernières années au lycée passent considérablement plus rapidement que la première. L'histoire aura été mal répartie et on sent - encore une fois - que la construction d'un récit viable et correctement entretenu n'était décidément pas à l'ordre des priorités. Cela, aucun lecteur ne pourra en faire fi et le pardonner.


La conclusion surprendra. Son message en tout cas. L'avenir de la paysannerie japonaise serait en Russie ? Curieuse leçon quand, comme moi, on associe tout naturellement le principe d'agriculture à celui d'enracinement.
Au regard de la superficie de la Russie, son déficit démographique et la prédation insidieuse de la Chine sur son territoire, c'est sans doute une piste à explorer. Faudrait peut-être demander l'avis des Russes, mais c'est juste une idée en passant. Parce qu'à trop vouloir cultiver la terre des autres, on finit enseveli sous cette dernière. Et c'est Justice que cela.


Une nouvelle composition signée Arakawa, un nouveau rendu satisfaisant mais pas suffisamment. Voilà une auteur qui mérite clairement d'être lue mais pas nécessairement d'être retenue par la postérité. Il s'en faudrait pourtant de bien peu pour que le génie ne germe de ses planches, un semblant de doigté et de minutie qui paraît largement à sa portée.

Josselin-B
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le 3 août 2020

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Josselin Bigaut

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