Doté de conscience, mais pas autonome

Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre qui n'appelle pas de suite. Il regroupe les 6 épisodes de la minisérie, initialement parus en 2018/2019, écrits par Jeff Lemire, dessinés, encrés et mis en couleurs par Gabriel Walta.


Le corps sans vie de l'officier Alex Wu dérive dans l'espace, alors qu'une voix indique qu'il s'agit de l'histoire de leur mère, après qu'ils ont dû embarquer dans un grand vaisseau spatial pour s'en aller. En fait la narratrice n'a gardé aucun souvenir de la Terre. Ce jour-là, Lilly Wu, une enfant, se réveille, et s'empresse d'aller réveiller sa mère Alex Wu. Cette dernière lui souhaite un bon anniversaire, tout en indiquant que Lilly n'aura pas son cadeau avant son retour de l'école. Elle demande l'heure à Valarie, l'intelligence artificielle du vaisseau : il est 06h00. Dans une autre cabine du vaisseau, l'officier Jill Kruger est réveillée par Valarie. Elle va ensuite réveiller son fils Isaac pour qu'il se prépare à aller à l'école. Lilly petit-déjeune en discutant avec sa mère, et en regardant des dessins animés, pendant que le petit déjeuner entre Jill et Isaac est silencieux, sans télé. Finalement les deux paires mère et enfant se rendent à l'école, et se rencontrent sur le chemin. Wu et Kruger laissent leur enfant au bon soin de la maîtresse Clarke, puis s'en vont ensemble rejoindre le capitaine du vaisseau, car c'est un grand jour. Lilly s'empresse de rejoindre les autres pour jouer avant le début de l'école, alors qu'Isaac va chercher un livre pour lire.


Les deux femmes ont rejoint la salle de commandement, où le reste de l'équipage est déjà présent et attend les ordres du capitaine Gardner. Elles prennent leur poste, et le capitaine indique qu'ils vont bien pénétrer dans la zone noire où ils ne pourront plus recevoir de communications de la Terre et où ils ne pourront pas encore recevoir de communications de la colonie vers laquelle ils se dirigent. Il demande à Wu quelles sont les dernières nouvelles en provenance de la Terre. Elle répond que les dernières estimations indiquent que la Terre ne sera plus habitable dans 10 ans. Par ailleurs, les incidents continuent dans les colonies, alors que les séparatistes recrutent de plus en plus de personnes. Un ou deux membres de l'équipage peuvent comprendre l'envie de faire sécession d'avec le gouvernement terrestre qui a plutôt mal géré ses ressources. Valarie indique qu'elle va commencer le compte à rebours pour signaler l'entrée dans la zone noire. La tension commence à s'installer parmi les membres de l'équipage, alors que les enfants ont commencé à étudier dans la bonne humeur. Une fois le vaisseau USS Montgomery dans la zone noire, Jill Kruger se lève et présente ses excuses aux autres membres de l'équipage. Elle revêt un masque à gaz et appuie sur un bouton se trouvant sur un dispositif à son poignet. Le système de ventilation se met à diffuser un gaz mortel.


TKO est une maison d'édition de comics fondée en 2017 par Tze Chun et Salvatore Simeone, ayant fait appel à des créateurs réputés pour leurs premières parution comme Garth Ennis pour Sara avec Steve Epting, et Joshua Dysart pour Goodnight avec Alberto Ponticelli. Le lecteur se réjouit à l'avance de découvrir une histoire complète écrite par Jeff Lemire, auteur prolifique dans la deuxième moitié des années 2010, et illustrée par Gabriel Walta, le dessinateur de Vision de Tom King. Avec cette histoire, le lecteur se retrouve dans une histoire de science-fiction pur jus : un voyage dans l'espace à bord d'un grand vaisseau, en route vers une planète colonie, des relations politiques tendues entre la planète mère, la Terre, et les colonies, le besoin de s'arrêter à une station spatiale artificielle en cours de route, une technologie futuriste pour le vaisseau bien sûr, mais aussi pour les capacités de l'intelligence artificielle permettant de piloter le vaisseau. L'artiste joue le jeu avec un bon niveau d'implication pour donner une forme spécifique au vaisseau, des tenues particulières aux membres de l'équipage et à leurs enfants, pour avoir des interfaces entre humains et ordinateurs reconnaissables et plausibles, pour représenter des couloirs et des salles de vaisseau qui montrent une conception où l'usage prime sur l'aménagement, pour montrer un fond spatial acceptable, essentiellement noir avec une faible luminosité, et peut-être un peu beaucoup d'étoiles. Le lecteur se sent à la fois en terrain connu, avec les conventions du genre attendues, à la fois dans un vaisseau assez concret et particulier, et non pas un décor de SF en carton-pâte, prêt à l'emploi, épais comme du papier à cigarette. À la rigueur, il peut aussi trouver que les coursives et certaines salles sont particulièrement spacieuses, ce qui est un peu bizarre pour un vaisseau où la place devrait être comptée.


Gabriel Walta réalise des cases descriptives avec un bon niveau de détails pour les différents décors : le lecteur peut aussi bien regarder les quartiers privés des Wu et des Kruger, que les pièces de l'école, ou les salles de travail de l'équipage. Il peut observer les écrans qui permettent de communiquer avec l'intelligence artificielle du vaisseau, ainsi que les outils dont Valarie dispose pour intervenir, à savoir des chariots sur roues, avec des bras de préhension. Il éprouve la même curiosité que Lilly en regardant autour de lui comme elle, quand elle s'aventure dans la station spatiale qui semble déserte. Les personnages présentent une allure normale, avec une morphologie ordinaire, pas spécialement beaux comme des dieux, pas extraordinairement musclés. Leur expressivité reste dans un registre naturaliste, nuancée en temps ordinaire ce qui permet au lecteur de se faire une idée de l'état d'esprit du personnage représenté, et plus maquée sous l'effet de l'inquiétude, de la peur ou de la colère. La majeure partie du récit est consacrée aux enfants, et l'artiste fait de son mieux pour leur conserver la jeunesse correspondante, sans y parvenir tout le temps.


Le scénariste éprouve les mêmes difficultés à rester dans un registre plausible pour le comportement et les réactions des enfants. Par un coup du sort, ils se retrouvent livrés à eux-mêmes, sous la supervision de Valarie, l'intelligence artificielle du vaisseau. Lemire se trouve confronté à la difficulté d'imaginer le comportement d'enfants qui ne sont pas soumis à une autorité parentale, qui ne bénéficient pas du réconfort affectif d'adultes. Le lecteur doit faire un petit effort d'adaptation pour se dire que ce qui est montré ne relève pas du reportage sur le vif, et que le scénariste se permet d'user de licence artistique pour le comportement des enfants, quand il choisit de privilégier l'intrigue. Sous réserve de consentir à un peu plus de suspension d'incrédulité, le lecteur peut alors apprécier l'intrigue de manière plus juste. Lemire a su créer une situation dans laquelle des enfants et de très jeunes adolescents se retrouvent encadrés et en mesure de continuer à apprendre. En passant sous silence le processus de construction de l'individu dans de telles conditions, le développement de l'intrigue s'avère satisfaisant. Finalement ces jeunes et très jeunes évoluent dans un environnement protégé, sous une tutelle bienveillante et constructive. Il s'agit donc d'individus dotés de conscience qui apprennent les rudiments des métiers à bord d'un vaisseau, se montrant finalement aussi aptes que leurs parents grâce à l'assistance continue d'une intelligence artificielle. Cet état de fait n'est peut-être pas intentionnel de la part des auteurs, mais il est bien présent.


Évidemment au vu de la couverture qui représente le vaisseau spatial USS Montgomery, et de l'omniprésence de Valarie à bord du USS Montgomery, de son rôle d'assistant personnel, de banque de données, et d'outil d'aide à la décision, le lecteur finit par se dire que son aide providentielle n'est pas très éloignée d'une forme de conscience. Le scénariste se montre très habile pour rester dans le registre réaliste d'une intelligence artificielle : des interventions à l'évidence préprogrammées, mais aussi une variété d'interventions et une banque de données assurant l'expertise dans plusieurs domaines qui placent les actions de Valarie à la frontière de la vie autonome. Du coup le lecteur oscille entre confiance pour la sécurité des enfants, et questionnement sur la pseudo-conscience de Valarie qui peut la conduire à prendre des décisions où elle ferait passer son intérêt en premier. D'une certaine manière elle perpétue le schéma d'organisation sociale des adultes, faisant en sorte que les enfants apportent leur énergie et développent leur savoir-faire pour continuer de faire fonctionner le vaisseau et en assurer la petite maintenance, vaisseau qui abrite les éléments d'ordinateur et les outils qui sont Valarie. Toute la question est donc de savoir quels conseils elle dispensera à ses protégés en cas de rencontre avec des adultes qui, eux-mêmes, peuvent être plus ou moins bien intentionnés, y compris envers le vaisseau, qui voudront sûrement reprendre la main et la direction des opérations, en en dépossédant Valarie. Le lecteur sent bien que cette pseudo-conscience peut déboucher sur des choix s'apparentant à ceux d'un parent abusif, ce qui génère une tension palpable, et une inquiétude parfois malsaine.


Jeff Lemire & Gabriel Walta racontent une histoire de science-fiction à l'intrigue simple (des enfants dans un vaisseau spatial, sous la responsabilité d'une intelligence artificielle) et mettant en œuvre au premier degré les conventions de ce genre littéraire. Cela donne un récit linéaire, surprenant, bien réalisé. Le titre génère une inquiétude dans l'esprit du lecteur, se demandant si l'intelligence artificielle Valarie ne serait pas sur le point d'acquérir une conscience autonome, ce qui lui ferait passer sa survie en premier, avant celle des enfants. Cette facette du récit est développée avec élégance, compensant le fait que le comportement des enfants est parfois un peu trop mature.

Presence
7
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le 9 déc. 2020

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