Rose à l'île
8.3
Rose à l'île

Roman graphique de Michel Rabagliati (2023)

Incontournable BD adulte Août 2023


Une fois n'est pas coutume, me voici dans une BD adulte, entre deux BD jeunesse et romans jeunesse. En revanche, ce n'est pas ma première lecture de monsieur Rabagliati, dont j'ai suivi les "Paul" dans un joyeux désordre chronologique.


Cette fois, le bédéiste choisi un format différent avec ce roman graphique, mais avec ses explications, on comprend ce choix. Soucieux de présenter le charme de l'île Verte, monsieur Rabagliati explique avoir préféré le trait du plomb à la plume. Il est vrai qu'on a un trait plus doux de couleur plus claire avec le crayon de plomb et on peut adoucir encore plus avec des dégradés. Et puis, il y a quelque chose de plus "skecthy" et vieille école avec le plomb, de plus organique. Bref, l'artiste en moi approuve ce choix et le comprend très bien. L'autre avantage du roman graphique est qu'on peut mettre du texte de manière continue plus aisément que dans une BD. Pour un Paul aussi introspectif, ça me semble approprié.


Pour ceux et celles moins familiers avec la région, "L'Île Verte" est une île qui borde le côté sud du fleuve St-Laurent, à la hauteur de Tadoussac ( Au Nord) et Ilse-Verte ( Au Sud), dans la municipalité régionale de comté de Rivière-du-Loup, dans la région du Bas-Saint-Laurent, dans la province du Québec. Il y a plus ou moins 49 habitants. On est donc loin des grandes villes.


Il y a une continuité avec "Rose à l'île" que je retrouve de la précédente œuvre, "Paul à la maison". Paul, quinquagénaire qui commence à avoir des petits soucis de santé, notamment avec son apnée du sommeil, a surtout un vague à l'âme et des questionnement existentiels qui me laisse penser qu'il vit une crise sociale, ce qu'on appelle communément " crise de la cinquantaine" ( ou autres chiffre rond). Paul est à un tournant de sa vie et il lui semble avoir un décalage entre ce qu'il "devrait avoir" et ce qu'il a réellement. Son échec conjugal, son "down" créatif, ses deux deuils parentaux, sa progression dans l'âge sont autant de sujets qui le gruge de l'intérieur.


De mon point de vue, Paul est aussi un homme d'une génération d'hommes qu'on a élevé à taire ses sentiments et ne pas broncher devant l'adversité, en bons capitaines de familles. C'est une mentalité qui contraste beaucoup avec les générations suivantes, où l'éducation s'oriente généralement plus vers la verbalisation des besoins, de l'importance du ressenti et de la santé mentale davantage connue. C'est encore comme ça, dans moult familles québécoises, mais cela présente également un risque accru de détresse psychologique chez les hommes, précisément parce qu'ils encaissent sans en parler et se pense hors d'atteinte des "problèmes mentaux". C'est une dimension sociale importante qu'il faut savoir reconnaitre, je pense et en cela, j'espère que la présente œuvres saura rejoindre ces hommes concernés. Y a rien de problématique à vivre des phases difficiles et y a rien de "faible" à se sentir triste, soucieux et démotivé. C'est humain.


D'une certaine manière, "Rose à l'île" semble être autant une pause qu'un ressourcement. Paul part sur une île très peu peuplée, en pleine nature, dans un espace où le temps passe différemment. On a pas le même rythme sur cette île et les ressources ne se gèrent pas de la même manière. Entre deux balades en forêt, un musée des squelettes ( qui existe bel et bien!) et un souper chez des amis chaleureux, père et fille ont aussi l'occasion de faire le point.


Le personnage d'Hélène, habitante de l'île et psychologue de formation, est un magnifique personnage. Femme d'une grande bienveillance et d'une belle empathie, elle parle d'expérience et a une formidable approche de la vie, je trouve. Elle écoute, elle ne banalise rien et sait tirer le pertinent de chaque paroles. On sent sa fibre de psychologue, mais tout les psychologues n'ont pas la même façon d'intervenir ni de concevoir l'être humain. Cette femme là, elle reconnait l'importance de savoir être attentif et bienveillant envers soi et ses conseils pour Paul sont dénués de jugement, tournés de manière simple et accessible, plus sous forme de conseils amicaux que de prescriptions. Surtout, je pense qu'Hélène a saisi que Paul avait besoin d'être entendu. C'est la base de tout: Tous les gens ont besoin de sentir que ce qu'ils disent n'est pas mineur ou inutile, surtout quand ça concerne des choses importantes à leur yeux. Surtout quand les gens se sentent seuls, ce qui est le cas de Paul.


En outre, elle met le doigt sur un sujet très important, selon moi: Se donner le temps de vivre. Survivre à des gens qui nous sont chers est un deuil, ça prend du temps. Se dépenser passionnément dans la confection d'un œuvre sollicite beaucoup d'énergie, ça demande du temps pour récupérer. Dans une société toujours plus rapide et sollicitant toujours plus d'attention de toute part, il importe de se donner le temps de souffler, de réfléchir et de ralentir. "Donner le temps au temps", est à mon sens un des thèmes phares que je retiens de cette œuvre.


Ça me donne l'impression que Paul quitte cette île plus serein et plus confiant en l'avenir, même légèrement. Une victoire non négligeable, que je souhaite à mes contemporains, de tous âge et de tout groupe social, celle de gagner en sérénité et en confiance, autant envers soi qu'envers la vie en générale.


J'ai trouvé ce moment entre Paul et sa fille désormais jeune adulte touchant, simple et doux. le narratif du quotidien a quelque chose de bien plus pertinent que toute la moulée sensationnaliste que je croise trop souvent. C'est peut-être pour ça que la série "Paul" parle autant aux Lecteurs, elle a quelque chose de très humain et de simple ( pas "simpliste!) dans laquelle on peut s'y retrouver et, peut-être même, évoluer. Certains pourraient trouver cela long et banal, mais je reviens à mon commentaire précédent: Donner le temps au temps. Ça inclut de savoir apprécier la tranquillité, fusse-t-elle celle des livres, si bien sur vous êtes un lecteur qui sait l'apprécier. Je constate que c'est une grande force de l'oeuvre du quotidien que de savoir pencher sur les thèmes profond et de les traiter avec douceur et patience. Ça change des récits addictifs dont on oublis rapidement les péripéties parce qu'on est déjà rendu à la fin. Ça donne même l'impression que nous aussi, Lecteurs et Lectrices, sont en ressourcement, le temps d'une semaine de vacances avec Paul et Rose.


Les illustrations rejoignent le même ressenti: plus naturels, plus doux et plus amples, parce qu'ils occupent des pages pleines. Les chapitres proposent chacune un animal croqué par un naturaliste d'époque.


Pour nos amis d'outre-mer, sachez que le français est de type oral pour les dialogues, alors oui, c'est du français "québécois".


Aussi, j'aime que ce soit les rencontres positives qui aient opérer des changements chez Paul comme chez Rose, en complément de la présence de Dame Nature tout autours d'eux. On sous-estime l'importance des rencontres et des gens bienveillants dans nos priorités et dans nos besoins. Parfois, et pour un peu qu'on s'en donne l'occasion, ça ne prend guère plus pour se sentir mieux ou cultiver quelque chose de positif ou de nouveau, à défaut. À l'ère des réseaux sociaux, des relations jetables et des vedettes instantanées comme modèles, j'ai parfois l'impression qu'on oublie les interactions de proximité dans nos besoins. Mais j'extrapole. Tout ça pour dire que je trouve que les personnages de Paul et Rose avaient justement besoin de rencontres du genre qu'ils ont eu à l'île pour leur bien-être, avec des gens d'un petit univers loin de la vie en accéléré et des bonheurs matériels préfabriqués. Et je me rend compte que j'en avais un peu besoin, moi aussi.


Enfin, j'aime cette fin, avec les oiseaux. "Vivre heureux", c'est la phrase quétaine que bien des gens détestent entendre, parce qu'elle ne vient pas avec un guide de construction IKEA, mais c'est pourtant la base de nos vies. Je pense que Paul L a entrevue, cette vérité là, quand il pense au sort de ses oiseaux. Et puis, du reste, il y a une autre belle leçon qu'il apprend ici, selon moi, celle du "lâchez prise".


Je pense qu'on pourrait élaborer longtemps sur les thèmes implicites ou explicites de ce petit roman graphique, parce que ce sont des thèmes universels et parce que ce genre d'oeuvre interpellera les gens personnellement de manière différente. C'est le genre de livre que j'aimerais bien placer dans un cercle de lecture pour voir les discutions qu'elle susciterait.


Une autre belle œuvre pour faire la fierté de la BD québécoise.


Pour un lectorat adulte, mais qui peut tout-à-fait convenir aux jeunes adultes et ados qui s'y intéresseront.


Pour les bibliothécaires et profs: Il y a présence de quelques gros mots, dont des sacres, comme pour les autres membres de la fratrie "Paul".

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le 20 août 2023

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Shaynning

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