Monsters
8.4
Monsters

Comics de Barry Windsor-Smith (2021)

Les « Monstres » protéiformes de Barry Windsor-Smith

Avec Monstres, plusieurs éléments concourent au culte. Sommité de la bande dessinée américaine, Barry Windsor-Smith a travaillé durant près de quarante années sur ce que certains considèrent comme son magnum opus. Une période durant laquelle il chercha à revisiter le personnage d’Hulk, à lui conférer une assise biographique et psychologique plus sombre et viscérale. Une variation autour du thème du super-héros qui lui a valu les récriminations de Marvel. Et qui s’est finalement soldée par un roman graphique au long cours, entrant en résonance avec la double histoire dans laquelle chaque individu est enchâssé, grande et petite, sociopolitique et familiale.


Bobby Bailey est vulnérable. Et c’est cette fragilité qui va permettre aux Américains de l’intégrer dans un programme génétique expérimental ayant été initié dans l’Allemagne nazie. Les monstres de Barry Windsor-Smith se réclament dès lors de deux ordres : littéral et physionomique, mais surtout sociétal et politique. Avec une vraie science du mouvement et de l’expressivité, Barry Windsor-Smith narre, en noir et blanc, les manipulations organiques aboutissant à la naissance d’une créature lynchienne pourchassée par ceux qui l’ont conçue. Ainsi, celui que l’on présente comme « un vagabond borgne avec le QI d’une brique » va faire l’objet d’une traque obstinée. « Ce n’est pas un monstre déchaîné que vous cherchez à détruire… juste une âme perdue, loin de son créateur. »


Bobby Bailey va aussi constituer un point d’entrée vers deux cellules familiales dysfonctionnelles. Son enfance est symptomatique de ces familles séparées par la guerre : son père part à l’étranger, les nouvelles deviennent rares, de nouvelles habitudes de vie s’installent peu à peu, la peur de ne jamais le retrouver se fait jour… Le retour de l’interprète militaire occasionne lui aussi son lot de ruptures douloureuses : il faut à nouveau s’acclimater et revoir le périmètre familial, mais cette fois les séquelles psychologiques de la guerre viennent s’y superposer, et elles ont des répercussions concrètes sur la mère et l’enfant Bailey. Plus tard, au moment où des expériences seront menées sur sa personne, Bobby va obtenir le soutien du sergent McFarland, lequel, pétri de remords, va se détacher en parallèle de ses proches et provoquer leur aigreur.


Est-il judicieux de « traquer un infortuné sûrement plus effrayé par nous que nous ne le sommes par lui » ? C’est la question qui se pose à l’armée américaine, portraiturée par Barry Windsor-Smith avec gravité, c’est-à-dire bien peu d’égards. Le lecteur découvre ainsi une institution publique régalienne où l’on raisonne encore en termes de « pédé », « beatnik », « babouin » et même « race supérieure ». Où la chimère du super-soldat pousse à des expériences de transmutation humaine. Un scientisme eugénique qui lie pour partie Monstres à des monuments littéraires tels que L’Île du docteur Moreau ou Frankenstein. C’est ainsi une science sans conscience, à laquelle s’ajoutent des « doubles vues » fantastiques, qui constituent l’étoffe de l’album de Barry Windsor-Smith.


Ce dernier ne se contente pas de porter le dessin hachuré à son firmament. Il produit un méta-discours sur les comics, charpente un triangle amoureux inassouvi, questionne la dénazification et l’exportation aux États-Unis de scientifiques ayant exercé sous le IIIe Reich (opération Paperclip)… La métaphore de l’araignée revient à plusieurs reprises dans Monstres, et notamment à travers une mère de famille se sentant prisonnière « comme la mouche dans la toile ». Partout où se porte le regard du lecteur, il n’y a que pessimisme, noirceur et violence. Même quand, avec humanisme, le sergent McFarland s’échine à secourir Bobby Bailey, il en supporte les conséquences délétères sur sa personne, mais aussi sa famille. Magnum opus, disait-on.


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le 8 déc. 2021

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