Les choses deviennent sérieuses, maintenant. Monsieur Hergé signe avec Casterman pour la publication en albums des aventures du Belge roux. Alors ok, le directeur du Petit Vingtième, l'abbé Wallez, tire forcément un peu la gueule. Mais c'est rien, il se remontera le moral tout seul en se disant que sa nouvelle idole, Adolf Hitler, vient d'accéder au pouvoir en Allemagne. Ça promet de belles années de franche rigolade, ça...


Heureusement, Hergé, lui, décide de vendre du rêve. Bien que son héros Tintin prenne toujours pied dans un univers directement inspiré de faits réels, il dépolitise sa nouvelle aventure et en fait un voyage d'un exotisme total. Et tant pis pour la cohérence, on y repensera une prochaine fois ! Jugez plutôt: se souvenant de la malédiction ayant pesé une bonne dizaine d'années plus tôt sur l'expédition de Carter lors de la découverte de la tombe de Toutânkhamon, le jeune auteur envoie Tintin sur la piste de Kih-Oskh, et des nombreux explorateurs disparus dans son tombeau. Quelques rêves étranges plus tard (la première tranche onirique des aventures de Tintin), le voilà sur une mer houleuse, flottant sur son sarcophage. La mort le guette. Le voici sauvé par le capitaine d'un boutre. L'homme est un aventurier et trafiquant d'armes qui s'inspire du très réel Henry de Monfreid. Trafic d'armes, mais aussi trafic de drogue. L'Égypte, l'Arabie et l'Inde, dans un rythme frénétique. Des gens devenus fous, des yeux qui guettent. Et partout, les membres d'une secte qui complotent contre Tintin.


Notre reporter suit ainsi, toujours guidé par l'improvisation d'Hergé, mais aussi par celle des lecteurs du journal à qui il demande leur avis (!), la piste d'un mystère réellement intriguant. Tomber pile sur les bons lieux et les bonnes personnes pour trouver la clé de l'énigme à travers trois pays est à peu près aussi probable que de débusquer un dromadaire rouge au milieu de l'Antarctique... Malgré tout, l'enquête proposée est suffisamment captivante pour qu'on oublie, pour une fois, ce manque de cohérence flagrant. Nous sommes plongés dans un récit feuilletonesque, haletant, peuplé de personnages un peu plus consistants qu'à l'accoutumée. L'égyptologue Philémon Siclone, le fakir et, dans leur première apparition, Oliveira da Figuera, Allan Thompson, Rastapopoulos et les Dupondt ! Loin des abrutis finis qu'ils sont condamnés à devenir, les jumeaux moustachus font preuve d'une assez grande compétence et se révèlent même capables de traquer Tintin et de lui sauver la vie ! Un équilibre entre utilité et drôlerie qu'ils auront du mal à retrouver par la suite.


Ce Tintin semble vouloir faire table rase du passé, prendre un nouveau départ, à l'instar de cette scène, emblématique, où notre héros sauve la vie d'un éléphant ! En lisant ces albums chronologiquement, on ne peut que se souvenir de l'éléphant impitoyablement traqué et tué par le même Tintin au Congo, deux ans plus tôt. Un changement de paradigme s'annonce mes amis: Tintin n'est plus aussi arrogant. Tintin regrette, s'excuse parfois de ses réactions emportées, comme lorsqu'il veut défendre une femme agressée dans le désert, avant de se rendre compte qu'il ne s'agit que d'un film, que d'une illusion. Des rêves, des mirages et un ennemi omnipotent qu'il ne parvient pas à saisir, jusque dans les plus hauts contreforts des montagnes.


Oui, le monde change, mes amis. Il n'est plus aussi évident. Tintin ne sait plus.


NB: lu dans sa réédition couleur de 1955. Sans aucun doute la plus complète de toutes celles entreprises par Hergé, et aussi la dernière: plus fouillée au niveau des décors, plus riche, elle nous fait rentrer enfin pleinement dans l'imaginaire de l'auteur et nous permet d'apprécier les premiers changements de son univers... en attendant la révolution du prochain album !

Amrit
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le 26 juin 2011

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Amrit

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