L'une des meilleures surprises de ma relecture de la saga de Hergé puisque, pour être franc, je n'attendais pas grand chose de cet épisode. Finalement, j'ai (re)découvert le plus drôle de tous les albums de Tintin (même si je persiste à dire que le meilleur gag se trouve dans une autre aventure: la colère de Tournesol dans "Objectif lune", cf. ma critique) ! La raison de mon enthousiasme tient essentiellement à la volonté manifeste de l'auteur de varier (enfin ?) ses ficelles humoristiques. Pour y arriver, il décide carrément de consacrer un album entier à un anti-récit qui regorge de fausses pistes, de jeux de langage, de réactions surprenantes et autres anomalies des plus réjouissantes. Mais plus qu'un moment de rigolade bien grasse, "Les Bijoux de la Castafiore" peut se vanter de proposer une véritable réflexion sur l'ensemble de l'oeuvre de Hergé. Oui, rien que ça ! Mais par où commencer pour vous convaincre... ?


Tout d'abord, tous les personnages que nous connaissons déjà sont passablement "détraqués" et même parfois "détournés" par rapport aux codes (aux clichés ?) qui les caractérisent: le capitaine ne parvient pas à boire une seule goutte d'alcool (!) et finit par s'habiller de façon chic pour plaire à Bianca (!!), Tryphon ressent une attirance manifeste pour une femme (qui a dit que la Castafiore n'était pas vraiment une femme ?), Séraphin Lampion est rejeté comme un malpropre, les Dupondt s'emberlificotent linguistiquement à un tel point qu'on s'inquiète pour leurs capacités mentales (qu'on croyait déjà à leur plus bas niveau dans les précédents albums), Milou semble zoner avec son ennemi juré le chat... Franchement, il ne manquait plus que Tintin amenât une gonzesse au château pour que le récit plonge définitivement dans la science-fiction ! Bon, Hergé n'a pas été jusque là mais son héros subit néanmoins lui aussi l'étrange torsion générale puisqu'il devient purement et simplement un personnage secondaire pendant une grande partie de l'aventure ! Ce retrait inopiné du héros permet à l'auteur d'approfondir les caractères de tous les faire-valoir habituels afin de les faire participer à un authentique Vaudeville de papier.


Mais ce qui impressionne le plus dans cet album, au-delà de l'aspect humoristique très réussi basé sur le non-respect des conventions, c'est, comme je le laissais entendre au début de la critique, l'aspect analytique assez poussé, voire postmoderne, de la déconstruction scénaristique à laquelle on assiste. Jamais autant le texte et l'image n'avaient paru si étroitement liés dans un Tintin, si pleins de connexions ludiques qui enrichissent l'histoire de façon subtile et harmonieuse. Les oiseaux et les fleurs sont les véritables maitres d'oeuvre de la symbolique de cet album, tandis que Bianca Castafiore se révèle comme le vecteur total, la somme de tous les archétypes jungiens disséminés au fil de ses pages (et on sait que Hergé était lecteur et admirateur du célèbre psychiatre suisse): elle est à la fois le perroquet dont la voix insupporte Haddock au point de le hanter dans ses rêves, la rose idéale que tente de créer Tournesol ("Bianca Castafiore" signifiant, en italien, "Chaste Fleur Blanche") et la féminité agressive que l'on trouve déjà en Miarka, la petite Bohémienne. Tout cela dresse-t-il la vision hérgéenne de la femme, où la défiance finit toujours par l'emporter sur l'attirance ? Il semblerait que oui au vu de la drague inassouvie du pauvre Tournesol aux hormones en ébullition...


L'originalité de cet album transpire même à travers quelques audaces du dessin, comme cet éprouvant visionnage d'une télévision couleurs (oui, Tournesol semble être devenu un gros glandeur avec les années... même si cela témoigne habilement de l'évolution psychologique d'un scientifique qui ne veut plus rien créer de menaçant pour l'humanité) ou encore une magnifique, bien que courte, séquence nocturne qui propose un superbe travail des ombres allant à l'encontre des règles de la ligne claire...


Dire que "Les Bijoux... " ne raconte rien est donc, à mon sens, faux: il ne cesse de parler de lui-même, de ses ressorts et de ses techniques narratives en se dévoilant effrontément, presque à chaque page, pour ce qu'il est: une fiction de bande-dessinée. C'est un album en totale connivence avec son lecteur, à l'instar du Tintin figurant sur la couverture qui n'hésite pas à briser le fameux "quatrième mur". Là repose donc la véritable aventure, pour une fois: non pas dans l'exotisme où l'excitation des péripéties mais dans le mystère de la création artistique elle-même. En ce sens, "Les Bijoux..." poursuit le travail entrepris avec "Tintin au Tibet" et que Hergé ne lâchera plus pendant toutes les années qui lui restent à vivre...

Amrit
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le 25 juin 2012

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Amrit

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