Les amorces dans Tintin, c'est les prétextes, la manière d'amener le héros vers l'aventure, et ici, comme dans Le Sceptre d'Ottokar (une serviette oubliée sur un banc) ou Le Crabe aux pinces d'or (une boîte de crabe trouvée dans une poubelle), l'amorce vient d'une maquette de vaisseau que Tintin trouve dans une brocante : c'est le conditionnement qui annonce un des meilleurs récits du héros. Hergé prend soin de ne pas toucher à l'actualité dans cette Belgique occupée, et décide d'exploiter un thème classique : la chasse au trésor, qui déja en 1942, était rebattu en littérature et au cinéma à Hollywood.
Le grand coup de maître de cet album est la force narrative particulièrement bien menée sur 3 fronts : la recherche des parchemins dans les 3 "Licorne", le vol des portefeuilles, et le plus captivant, le récit du capitaine sur son ancêtre le chevalier de Haddoque ; 3 récits parallèles qui finiront par s'imbriquer tous ensemble à la fin de l'album, même celui des portefeuilles qui, au départ apparaît comme une diversion comique dont les Dupondt font les frais, mais qui de façon très astucieuse, sera le clou de l'épisode par l'intermédiaire du personnage d'Aristide Filoselle, un paisible petit vieillard à barbiche un peu fétichiste qui s'adonne à une passion étrange : la collection de portefeuilles via la kleptomanie.
Par le récit du capitaine contant à Tintin (et en même temps au lecteur) les exploits de son ancêtre, Hergé remonte le passé de façon virtuose, où Haddock subjugué par les Mémoires du chevalier, revit toute sa gestuelle par procuration ; le chevalier aimait le rhum et avait le goût du vocabulaire coloré, et à ce propos, on notera qu'un des jurons du chevalier est sans doute anachronique (pas sûr qu'un moule à gaufre existait au XVIIème siècle). Mais on pardonne cette petite erreur à Hergé qui réussit à donner au capitaine une véritable dimension, une origine, un passé historique, une filiation, atout que Tintin n'a pas, puisqu'il est sans attache.
On sent que Hergé pose des bases solides pour son personnage d'Haddock qui devient un personnage clé de la série, et cette aventure soude définitivement l'amitié entre lui et Tintin ; désormais, ils seront indissociables et complémentaires.
A côté de ça, Hergé met en scène plusieurs personnages secondaires intéressants : on a vu celui de Filoselle, mais il y a aussi le mystérieux Sakharine qui a l'acharnement et la folie du collectionneur compulsif. Les méchants sont les frères Loiseau, de sinistres crapules qui n'hésitent pas à recourir au meurtre pour arriver à leurs fins ; le long monologue final est un peu lourd dans sa forme, mais c'est une grande scène d'exposition nécessaire pour la suite du diptyque, car il faut avoir en tête que l'histoire va se poursuivre dans le Trésor de Rackham le Rouge. Enfin, Nestor qui ignore les desseins de ses peu reluisants patrons, ne se doute pas encore que son futur nouveau patron (qui plaide sa cause à la fin) sera ce marin barbu truculent d'Haddock, qui va en plus récolter le château de Moulinsart, beau décor qu'on entrevoit en entier encore à peine ici, et qui fut inspiré à Hergé par celui de Cheverny, un des joyaux des châteaux de la Loire, voisin de Chambord, et dont il a "rétréci" volontairement les dimensions pour lui donner une allure plus modeste.
Comme on le voit, mine de rien, la saga tintinesque s'étoffe considérablement avec l'apport de tous ces personnages, tout comme au niveau graphique où le dessin a fait de très nets progrès. Pour l'épisode du récit de Haddoque, Hergé s'est appliqué à reproduire un vaisseau fidèle à ceux de la marine française du siècle de Louis XIV, sa "Licorne" est superbe, et sa scène d'abordage criante de vérité, en plus du personnage de Rackham le Rouge qui est une belle figure de chef pirate. Cette pureté graphique de la Ligne Claire hergéenne sert un vrai chef-d'oeuvre de narration, une vraie grande aventure exotique et lointaine qui délaisse les sujets politiques entrevus dans Le Lotus Bleu ou l'Oreille cassée.