Le Schtroumpf financier - Les Schtroumpfs, tome 16 par muleet

Cette bande dessinée très sérieuse démontre les problèmes de notre monde, et potentiellement leur solution.


Le Schtroumpf paysan n'est pas qu'un paysan : il récolte assez de nourriture pour tout le village, donc il est l'équivalent d'un paysan aidé de la technologie dans notre monde (capable de nourrir jusqu'à 120 personnes grâce à ses machines spécialisées dans l'agriculture, chiffre réel, comme tous ceux que je citerai ici, je ne les invente pas). C'est la même chose pour le Schtroumpf cuisinier et le Schtroumpf bricoleur, à eux tout seul, ils alimentent les besoins en bricolage et en cuisine de tout le village, les autres Schtroumpfs peuvent donc faire absolument ce qu'ils veulent. Notre monde est devenu le même, par la technologie, nous sommes des Schtroumpfs : si seuls 5% de la population, uniquement, travaillait dans les bons secteurs, le pays tournerait tout de même.


Le village Schtroumpf est un équivalent à notre monde depuis la démocratisation d’internet. Les Schtroumpfs artistes (poète, peintre, musicien…) peuvent présenter leurs œuvres à qui le souhaite, de la même façon que les Schtroumpfs artisans. Et si notre société est immensément plus grande, tout reste proportionnel à celle des Schtroumpfs grâce à Internet. La théorie du « village global » de Marshall McLuhan se vérifie ici : chacun est lié à chacun, chacun peut découvrir et sympathiser avec son prochain, de même que partager ou recevoir de son travail (logiciels libres!) et de son art, sans avoir à débourser quoi que ce soit. Par le numérique, un réalisateur peut copier un film à l'infini comme le Schtroumpf poète peut convier les autres à écouter ses poèmes à une soirée. Oh, il peut y avoir compensation, notamment pour financer le prochain film, mais le partage de celui-ci a de toute façon été considérablement facilité, il y a donc moins d'argent dans l'histoire, c'est un rapport spectateur/lecteur/joueur, à artiste, sans passer par une maison de production. Il serait une erreur de confondre la valeur du travail de l'artisan à celle de l'artiste : l'une sert à faire vivre la société, l'autre donne la direction de cette vie. L'art existe pour lui-même, et non pour se montrer rentable, sinon cela amène des dérives, comme faire perdre la substance de l’œuvre.
Notez que cette conception est particulièrement vraie dans le cas de l'informatique, grâce à l'open source (d'ailleurs si vous voulez atténuer l'importance de l'économie dans le monde, commencez par remplacer votre OS windows ou mac par une distribution GNU/Linux, dont certaines sont autant user-friendly, sinon plus, que les OS précités).


Que se passe-t-il chez les Schtroumpfs lorsque nous forçons le Schtroumpf moyen à devoir rendre service à la société, pour avoir de l'argent, et ainsi avoir sa nourriture et potentiellement son logement une fois qu'il a revendu celui-ci? Ca le dérange, ça le rend potentiellement mauvais, ça crée des troubles chez les Schtroumpf, (ils deviennent incapables d'organiser des fêtes, puisque personne ne veut en payer le contenu) mais surtout... il ne peut plus exprimer sa véritable personnalité, ses désirs profonds, parce que ses pensées et ses besoins les plus basiques ne sont plus satisfaits indirectement par la société. Le Schtroumpf moyen est totalement en dehors des rouages qui lient le Schtroumpf paysan, le Schtroumpf meunier, le Schtroumpf cuisinier, le Schtroumpf patissier...
Il ne peut que s'endetter, tout comme aux USA tout le monde vit à crédit, et leur économie est basé sur la dette (pas un dollar ne circule dans le monde sans avoir été contracté par une dette, ce qui engendre l'inremboursabilité de ces dettes : trop peu d'argent circule pour les rembourser avec leurs intérêts). La monnaie est, comme le démontre cet album, un principe qui ne peut exister pour lui-même, il n'existe qu'à la hauteur de l'individu et de ses besoins.


De plus, si un Schtroumpf a besoin de quelque chose d'inhabituel, par exemple le (futur) Schtroumpf financier voulant instaurer la monnaie : il se rend chez les Schtroumpfs sculpteur, mineur, et peintre, en leur demandant des choses dont il n'explique même pas l'intérêt, ils ne se demandent pas de quelle façon ils pourraient tirer bénéfice de ce service : ils le font simplement puisqu'un autre Schtroumpf le leur demande. Ils ne sont que des intermédiaires et ne sont pas là pour exploiter qui que ce soit. Chercher à exploiter un service, (au point par exemple de simuler le besoin de ce service chez d'autres personnes) c'est déjà dérégler la société et empêcher certaines personnes d'exister, à cause de leur façon de vivre et d'être. On ne peut pas demander au Schtroumpf paresseux, au Schtroumpf bêta ou au Schtroumpf frileux de ne plus être ce qu'ils sont (ou alors en les amenant à pouvoir prendre la décision par eux-même de ne plus l'être, ce qui soulève beaucoup d'autres problèmes...). C'est d'une part penser que tout Schtroumpf peut devenir un outil de production de près ou de loin, et surtout, que la société est capable de grandir toujours plus : non, à un certain stade, l'utilisation des ressources et de la force de travail, par rapport à l'ensemble de la population (donnée qui augmente moins vite que la croissance économique...) la société atteint un stade optimal et il est inutile de la faire croître, ça ne fait que la dérégler, et créer puis creuser des écarts, indéfiniment.


Et c'est la même chose pour l'humanité, bordel. 2 % de la monnaie est dans l'économie réelle, 98 % est sur les marchés financiers... (Notez que nous ne parlons pas d'un Schtroumpf "économiste", mais bien d'un Schtroumpf financier.) Les Schtroumpfs ne sont pas communistes contrairement à une idée populaire, ils sont dans un monde bien plus idéaliste encore, et surtout qui fonctionne, où ils ont le droit de ne rien foutre s'ils le veulent, parce que les biens et services essentiels sont assurés par un pourcentage très faible sur l'ensemble de la population Schtroumpf. La Schtroumpfette et le bébé Schtroumpf ne rendent aucun service à la société, et pourtant : la première s'occupe du second, et le second ne peut rien faire, donc ils rendent service à leur société à la mesure de ce qu'ils peuvent. Dans notre monde, la Schtroumpfette recevrait donc de l'argent parce qu'elle s'occupe de son enfant, et le bébé Schtroumpf ferait recevoir un peu plus d'argent à celui ou celle qui s'occupe de lui, par le revenu de base qu'il génère (économie basée non sur des lois générales et abstraites, mais sur l'existence de l'individu).


On remarque souvent chez les Schtroumpfs le dérèglement qu'il y a entre la force de travail de certains d'entre eux, l'apport à la société bien plus large qu'ils procurent, et on pense qu'il y a là une injustice au contraire réglée chez les humains, par les règles de droit, et les "bonnes mœurs", mais ce n'est qu'une complexité de plus qui crée au contraire des tensions : les Schtroumpfs n'ont pas besoin de règles de droit parce qu'ils acceptent naturellement les inégalités profondes de leur société. La société humaine est bien plus vaste et renferme bien plus de domaines, que la société schtroumpfe, donc il est nécessaire de laisser le principe de la monnaie pour laisser à chacun son expertise, MAIS penser que tout le monde doive bosser pour autant est une erreur de conception, ce qui compte c'est aussi la modération de notre propre comportement. Notre société permet au contraire l'existence de métiers absurdes qui empêchent les individus de se développer (intellectuellement, notamment) voire qui les tirent littérarement vers le bas, comme le consumérisme qui nous fait croire que nous existons par ce que nous possédons. C'est l'entreprise faisant le plus de profit qui décide du bien et du mal de la société, et non plus des raisonnements humanistes, ni ceux du Grand Schtroumpf, alors alité.


On remarque aussi comme il est arbitraire de la part du Schtroumpf financier de proposer un taux d'intérêt à 10% lorsqu'il faut lui rembourser son prêt, et un taux à 6% lorsqu'il fructifie l'argent qu'on lui prête... Typique ! Taux de 6% qui aura même certainement tendance à baisser puisque les Schtroumpfs très utiles à la société vont toujours gagner de l'argent, et le Schtroumpf financier sera donc obligé de niveler par le bas son taux, qui deviendra alors totalement négligeable pour les Schtroumpfs qui de base ne travaillaient pas, étant en dehors du monde du travail. On peut donner des emplois à toute une population, mais on ne peut pas donner des emplois intéressants et en accord avec leurs capacités, à toute une population, sans nécessairement rabaisser la notion du « travail » !
Le Schtroumpf financier propose ensuite de financer les travaux pour réparer le pont sur la rivière Schtroumpf, mais pour instaurer ensuite un droit de passage dessus, obligeant à payer pour y aller. Qui contrôle l'économie contrôle la société ! L'économie n'est pas une mauvaise chose en elle-même : elle est supposée donner une valeur à chaque bien et service, elle doit donc servir le Schtroumpf, non l'asservir, ni être une force en elle-même, (i.e. déterminer la valeur des biens par le marché, plutôt que par l'usage que les Schtroumpfs en ont) et c'est ce qu'oublie le Schtroumpf financier. En abaissant le niveau de vie de certains Schtroumpfs, il rend moins bonne la société pour un intérêt artificiel pour lui, les Schtroumpfs pauvres iront tout de même réparer le pont sur la rivière Schtroumpf, mais seulement pour l'argent obtenu, et ne le feront plus pour la chose elle-même (ils partent dès l'horaire d'arrêt de travail atteint). Le rapport à l'emploi, où le Schtroumpf financier est patron et les travailleurs les prolétaires, crée une distance envers le travail effectué, le produit qui résulte de la fin de la chaîne. Être riche dans un monde où autrui peut difficilement exister n'a pas d'intérêt, comparé à vivre dans un monde égalitaire où la monnaie n'a que peu de force.


Bref ! Retournons à la réalité et rendons-y une certaine quantité de nourriture, et une certaine qualité de logement, gratuite ! Instaurons un revenu de base inconditionnel, de la naissance à la mort, cumulable au salaire, et étendu à l'Europe pour commencer, puis au monde !
Créons une société schtroumpfe à grande échelle grâce à la technologie !


(Edit 3 ans plus tard : bon cette critique serait plus pertinente, et plus cohérente avec l'univers Schtroumpf, si je remplaçais toutes les occurrences de "revenu de base" par "salaire à vie", je pense.)


(Edit 1-2 ans plus tard : Je remarque qu'on ne peut toutefois parler de société capitaliste schtroumpfe dans cet album. Il y a bien une notion de propriété, comme on le voit avec le droit de passage sur le pont qui est la "propriété" du Schtroumpf financier, mais ce droit de propriété n'est inscrit dans aucune constitution, les Schtroumpfs semblent malheureusement trouver naturel de reconnaître que l'usage de ce pont dépend entièrement de la volonté de son "propriétaire". (Ils n'ont pas lu Rousseau, oubliant que la terre n'est à personne, et que ses fruits sont à tous ; et pour qui seule la propriété d'usage a du sens. Ils n'ont pas non plus lu Proudhon, pour qui le Schtroumpf financier ne serait rien de plus que le voleur du pont, l'ayant volé à ceux qui l'ont bâti de leurs mains.)
Contrairement au capitalisme, ce ne sont pas les possesseurs de machines de production qui arrivent au sommet de la société, mais les Schtroumpfs qui ont une certaine personnalité. Car rien n'empêche le Schtroumpf gourmand de se faire à manger, de se faire un potager, un four à pain, et de devenir financièrement indépendant. Il ne l'envisage pas puisque travailler ainsi n'est pas ce à quoi il aspire. Les personnalités prédiquées des Schtroumpfs ne sont pas fixées par des règles de droit, pourtant ces habitudes sont trop fondamentales pour que les Schtroumpfs aient l'idée de les remettre en cause dans l'optique de fonder une société Schtroumpf d'un genre nouveau (alors que l'apparition de nouveaux Schtroumpfs au fil des albums laisse penser que cette possibilité reste envisageable). C'est cette "nature" schtroumpfe qui rend dépendant certains Schtroumpfs envers certains autres, là où, pour les humains, je vous renvoie au travail généalogique que Michel Foucault effectue sur le 19ème siècle, et les modifications que les corps humains intègrent, les conduisants à se soumettre aux figures d'autorité supposées légitimes (instituteurs, patrons, médecins, etc).)

muleet
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le 19 mars 2014

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muleet

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