A partir du roman de Kafka, David Zane Mairovitz a effectué une adaptation et un découpage pour bande dessinée, traduit de l'anglais et illustré ici par Chantal Montellier. Les allusions à Robert Crumb de la part des auteurs viennent du fait que Chantal Montellier s'est inspirée de certains dessins réalisés par Crumb pour un autre livre sur Kafka écrit par le même David Zane Mairovitz.


L'avantage de cette adaptation est de laisser ouvertes toutes les pistes d'interprétation sous lesquelles la critique tente de submerger "Le Procès" depuis sa publication. Citons en vrac :



  • la dénonciation d'un système judiciaire totalitaire, qui surveille les moindres faits et gestes d'un individu;

  • l'abus de présence du pouvoir judiciaire, dont l'album montre clairement qu'il place des succursales, archives et tribunaux dans les lieux les plus improbables, parmi lesquels les demeures privées, les arrières-cours et les taudis;

  • l'hermétisme de la logique judiciaire, qui peut accuser et condamner un individu sans raison explicitement compréhensible (on ne dit jamais au héros, "Joseph K.", pourquoi il est poursuivi et condamné) : on dirait que, comme un véhicule sans conducteur, l'appareil judiciaire a coutume de se mettre en marche sans raison apparente, et se passe de toute justification;

  • la complexité retorse des facteurs humains au cours d'un procès;

  • la Justice et le Procès en tant que métaphore de la surveillance et du contrôle exercé par la société sur les actes individuels;

  • le sentiment de culpabilité chronique éprouvé par Kafka vis-à-vis d'un père ressenti comme sévère, en résonance avec le ressenti de la religion juive, qui exige un respect strict des règles fondées par le "Dieu Jaloux";

  • le sentiment d'oppression et de flicage éprouvé par les Juifs dans une société marquée par l'antijudaïsme;

  • le sentiment d'incapacité de Kafka à se plier à d'absurdes règles sociales, et qui l'amène à préférer l'exécution (forme radicale d'exclusion) au combat perdu d'avance, qui consiste à chercher à s'intégrer réellement à la société; etc.


Chantal Montellier a effectué une énorme travail de dessin et de mise en page, qui non seulement conserve, mais accentue la bizarrerie et l'absurde du roman, jusqu'à lui donner fréquemment une dimension proprement onirique, et à lui faire célébrer les noces improbables du macabre et du grotesque, type particulier d'alchimie dans lequel seul Edgar Poe s'est révélé être un véritable maître en littérature; il y a d'autres chefs-d'oeuvre en cette matière dans l'art baroque, mais ce n'est pas notre propos.


D'abord, le dessin de Chantal Montellier, tout en noir et blanc, est d'une précision et d'un réalisme quasi photographiques qui séduisent, et imposent leurs affirmations pourtant déroutantes. Le visage de Joseph K., comme de bien entendu, est celui de Kafka, et la ressemblance est tenue avec rigueur d'un bout à l'autre du livre. Le chapeau melon noir, emblème de Kafka et de la Prague de son époque, se promène un peu partout, aussi bien près des grands monuments de la capitale tchéque que de ses quartiers pauvres et délabrés. Même le squelette facétieux, qui se promène dans tous les sens dans les planches de Chantal Montellier, symbole évident de l'enjeu vital de ce procès, est affublé vers la fin de ce chapeau melon. Dans la même ligne, Chantal Montellier multiplie les images présentant des montres ou des horloges en marche, signe que le procès est associé au cours même de l'existence, et ne prendra fin qu'avec elle.


Notre dessinatrice joue énormément avec la mise en page; les scènes à peu près sages, ou du moins compréhensibles, font l'objet de séquences de vignettes classiques, bien alignées; mais, dès que l'improbable ou l'absurde pointent le bout de leur nez camus, cette régularité est mise à mal : effritement des vignettes qui s'écaillent en gravats sur les bords des planches; remplacement des décors réalistes par des striures façon papier peint des années 1900-1930; torsion incongrue des cadres des vignettes, depuis la courbe style Art Nouveau jusqu'à l'éclair en zigzag; dessin pleine page dont les divers éléments sont agencés en composition dispersée, voire arbitraire.


L'absurde et l'onirisme se logent également dans les lettrages, dont les contrastes de taille et de direction sont clairement exagérés : il y a disproportion remarquable entre la taille normale des répliques "logiques" et l'agressivité fulgurante des gros lettrages souvent tordus mettant en valeur des réactions souvent inattendues. Les attitudes et réflexes des personnages sont souvent sérieusement différents de ce que l'on attendrait, et le bizarre s'introduit par tous les interstices dans le récit. Sans doute y a-t-il d'autres références introduites par Chantal Montellier; on relèvera, par exemple, dans une vignette au passage, la présence du "Kid", ce jeune garçon du film de Chaplin.


Dans un récit aussi sombre, la sexualité joue un rôle subversif et contribue à la bizarrerie : Joseph K. ne devrait pas avoir logiquement le coeur à la bagatelle, vu le sort qui l'attend, mais justement, des moments de franche sexualité font irruption quasiment à contretemps : copulation en plein tribunal; images élégamment érotiques dans ce qui devrait être les livres de droit du juge; projet d'utiliser la séduction des femmes pour se tirer du procès. L'indice apporté par la sexualité ici, est que le désir relève d'un logique totalement en porte-à-faux avec les exigences sociales.


Une excellente adaptation, créative en ce qu'elle apporte au récit déjà pluridimensionnel de Kafka un contenu métaphysique et fantastique qui laisse dans l'esprit du lecteur quelques échos d'autres maîtres de l'étrange fermé sur lui-même, comme Edgar Allan Poe.

khorsabad
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le 5 mai 2015

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