L'histoire d'une deuxième chance

La première erreur à ne pas commettre au moment d’appréhender La Page Blanche est de croire qu'il ne s'agit de rien d'autre que le portrait d'une jeune parisienne "de son époque", à savoir la notre. Bon il faut vraiment ne pas avoir ouvert le livre du tout ou ne pas y avoir passé plus de 30 secondes pour penser celà, mais j'imagine que ça reste de l'ordre du possible. Notamment car j'ai cru comprendre que Pénélope Bagieu avait pu faire ce genre de chose par ailleurs.

La deuxième erreur, qui elle est beaucoup plus probable et tentante, c'est de le prendre pour une sorte de mystère à résoudre, genre détective en herbe. Une espèce d'enquête, pas vraiment policière, mais une enquête quand-même, avec ses coupables, ses fausses pistes, ses coups de théâtre et bien-sur son dénouement final. C'est en effet un peu la couverture, le déguisement qu’emprunte le livre. Mais à mon sens, ceux qui le voient de cette façon font fausse route et seront forcément déçus au moment d'arriver à la fin.


En réalité La Page Blanche est un livre inclassable dont la comparaison la plus pertinente serait probablement le merveilleux film de 1993 Un Jour Sans Fin. Même point de départ surréaliste qui débouche in fine sur les mêmes interrogations essentielles sur le sens à donner à notre existence. Même si l'angle d'approche est assez différent.

Difficile à percer et à fortiori à résumer en quelques lignes, le livre de Boulet et Pénélope Bagieu est un récit dense et métaphysique dont le décryptage n'est pas aisé. Le véritable mystère est là. A mon sens, c'est à travers trois clés de compréhension que nous pouvons nous approcher et tenter de nous approprier le propos des auteurs.



Rappelons d'abord rapidement le pitch: une jeune fille se réveille sur banc en plein Paris. Elle ne sait pas ce qu'elle fait là ni même qui elle est. Pour tout le reste, son cerveau semble fonctionner normalement . Contrairement à une histoire d'amnésie classique, notre heroïne retrouve assez rapidement son nom et son adresse sur sa carte d'identité et peut donc rentrer chez elle et reconstituer assez facilement sa vie, du moins sur un plan matériel et factuel.

Première clé de lecture: le non-mystère. A l'exception peut-être des toutes premières pages, ou l’héroïne- comme le lecteur- doit trouver ses marques, La Page Blanche ne propose paradoxalement rien de mystérieux. A partir du moment ou Eloise retrouve son appartement, ce qui doit intervenir après une dizaine de pages seulement, elle retrouve en même temps, sans forcément le réaliser, toutes les réponses à ses questions présentes ou futures. Son travail, ses amis, ainsi que ses effets personnels, sont tous bien en place exactement comme avant et n'attendent pour ainsi dire qu'elle. Notre héroïne ne cherche donc pas à savoir qui elle est, mais à comprendre qui elle est. Elle cherche la signification de toutes ces choses qui ne lui parlent plus.

Deuxième clé de lecture: la normalité. C'est tout le paradoxe incroyable de cette histoire: celui de parvenir à nous emballer avec un fac-simile de mystère alors qu'absolument tout dans La Page Blanche, est finalement d'une normalité, voir d'une banalité incroyable. Les seuls moments délirants ou fantaisistes de l'histoire sont ceux qui apparaissent de façon intermittente dans les rêves ou dans l'imagination débordante de l’héroïne. Le reste du temps on assiste à l'expression du banal dans toute sa splendeur. C'est une approche pour la moins originale, car en général dans tous les récits ayant pour thème le mystérieux ou l'inconnu, on retrouve deux schémas bien connus.

- Soit un héros ordinaire aux prises avec des événements ou un monde étrange qui n'est pas le sien (c'est le ressort principal de la science fiction , ou du domaine fantastique/anticipation type 1984 ou Brazil).

-Soit au contraire une personne étrange et différente qui doit elle s'adapter à notre monde ou notre époque ( et là ce n'est plus forcément de la Science Fiction).

Dans les deux cas il y a donc un décalage objectif entre le héros à travers qui nous voyons l'histoire et le monde ou il évolue. Mais Ici rien de tel, puisque on voit une jeune fille ordinaire qui mène-ou du moins qui menait- une vie tout ce qu'il y a de plus normal.

Son décalage n'est donc pas matériel mais existentiel. Il n'est pas objectif, mais de l'ordre du ressenti et de l'intime. D'ailleurs, à une exception prés, les autres personnages du livre ne s'en aperçoivent même pas, mais j'y reviendrais.

Troisième clé de lecture: la gentillesse d'Eloise. Une des premières choses que nous remarquons à propos d'Eloise, c'est qu'elle semble être sympathique . Certes ça n'a rien d'étrange que l'héros d'une histoire ou d'une BD soit sympa. Tintin tout comme Astérix sont aussi des héros sympa.

Cependant à l’exception notable de Sonia, on ne peut pas dire que le monde ou évolue Eloise , ou les autres personnages qu'elle rencontre, le soient vraiment. Pressés, impatients, irritables, superficiels ou juste complètement dans leur bulle ou leur routine, ils ne respirent pas vraiment l'empathie ou la curiosité à son égard. Les "amis" d'Eloise s'intéressent visiblement tellement peu à elle, qu'ils ne remarquent même pas son changement (cf le passage du bar). Et tout laisse penser que l'Eloise d'avant n'était pas forcément sympathique non plus.

La seule à remarquer le changement chez Eloise est paradoxalement celle qui était ignorée par cette dernière avant sa "transformation".



Ce qui est fort dans La Page Blanche c'est à quel point l'ordinaire et la routine agissent comme une sorte de brouillard, dissimulant les différents moments clés et forts de l'histoire qui sont traités de façon discrète et quasi elliptique (les larmes du début, la demande d'ami FB (p138), la fille qui s'éveille (p 129) ou encore le sourire de Sonia à la toute fin).


Bien que la société de consommation soit au centre du livre, ce dernier n'est pas une simple critique de cette dernière. La "nouvelle" Eloise ne déteste pas l'ancienne et n’émet jamais explicitement de désapprobation sur ses choix culturels, ses possessions, ou son mode de vie.

La nouvelle Eloise n'est pas une rebelle, elle est simple et naturelle dans le bons sens du mot (pas naïve ni nunuche). Elle ne porte pas de jugement négatif sur les goûts ou les choix de son autre elle- même. Au pire elle est simplement un peu...perplexe, avec à peine une touche de compassion à la toute fin de l'histoire.

De la même façon La Page Blanche est un livre bien plus philosophique que politique. Son but n'est pas d'attaquer frontalement le conditionnement économique et culturel que nous subissons,mais simplement de l'interroger. La Page Blanche n'est pas un pamphlet mais un récit existentiel. C'est l'histoire d'une renaissance qui s'opère dans un monde formaté, C'est l'histoire d'une deuxième chance.



Ismael24
10
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le 31 août 2022

Critique lue 176 fois

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