Un document historique, certes un peu faussé, sur le décollage du manga au Japon

Je rends compte à la fois du manga dans sa version remaniée de 1984 et de l'édition française par Isan Manga en 2014. Commençons par l'édition. Déjà rien qu'à tenir en main, c'est fabuleux. Pour le format, vous prenez un volume de la perfect edition de Dragonball et vous y ajoutez une épaisse couverture cartonnée un peu plus large que les pages. Cela n'a pas l'air trop solide, mais si on ne fait pas le sot, on a quelque chose de résistant. Puis, c'est agréable à tenir en main. Au début, avant la page de faux titre et tout à la fin, on a un renforcement avec deux page dans un papier épais brun spécial. Le volume fait près de 200 pages et se lit dans le sens japonais. Le papier est de qualité, mais ce n'est pas un blanc pur, c'est plus altéré, plus ambiance rétro, ambiance rétro portée dans tous les cas par les dessins. Sur la première et la quatrième de couverture, il y a juste un peu trop de polices de caractères différentes avec des tailles diverses, mais c'est soigné, et on a droit au dessin de l'édition de 1984, donc un dessin de Tezuka sur le tard mais démarquant celui de son collègue pour la couverture originale de 1947, puis, on retourne le livre, on a une photographie de l'auteur, une notice biographique, une accroche. Le manga proprement dit de Tezuka va de la page 7 à la page 188, j'en parle après. Aux pages 2 et 3, on a un avant-propos intitulé "Tezuka Osamu (1928-1989)" par Xavier Hébert. Et à la fin du manga, après la page 188, on a quelques pages, trois blanches et trois avec un dessin du manga repris en bas à droite et un peu agrandi. Puis, nous avons une Postface, toujours par Xavier Hébert, avec la précision "En sens de lecture occidental. Ouvrez votre livre dans l'autre sens." Là, c'est le gros reproche que je ferais au livre. Alors que le sens de lecture japonais est respecté, et je précise que même si je préfère le sens japonais je l'aurais lu en sens occidental sans m'offusquer, on a un avant-propos où il faut lire la page 3 avant la page 2 et, comme on le voit, c'est pareil pour la postface. Moi, je suis éditeur, je fais un sens de lecture homogène. Je trouve ça maladroit. Moi, je vais commencer une lecture dans le sens japonais, je n'aime pas qu'en deux pages on me bricole une lecture en sens inverse. C'est contrariant. En plus, il faut faire un sort à ce traumatisme des éditeurs. Ils croient faire de l'humour quand ils disent "Sens interdit" ou "Tournez le livre dans l'autre sens, ici c'est la fin." Moi, quand je tombe sur ces messages, je me dis : "Mais c'est des traumatisés à vie, ils sont paniqués parce qu'ils prennent le chemin de publier, par exception, des livres conçus à l'envers des traditions de la plupart des peuples dans le monde. C'est débile ! Faites, et ne dites rien ! Ne commentez pas ça comme un remords ! Par ailleurs, vu qu'il y a déjà une notice biographique sur le quatrième de couverture, et vu que c'est la même personne qui fait l'avant-propos et la postface, je n'aurais fait qu'un seul texte, ce qui aurait évité certaines redites et ce qui aurait été plus simple et plus classe. Après, l'avant-propos et la postface sont accompagnés de plusieurs notes de bas de page assez courtes et qui sont en bas de page, ça c'est du tout bon. On a des références, on veut lire une note, on n'a pas tourné les pages, ça il ne faut pas changer. Pour l'avant-propos, il y a une nouvelle photo de Tezuka, cette fois en plein travail... L'avant-propos est essentiellement une biographie sur deux pages, c'est bien écrit dans le sens où ça va à l'essentiel, c'est nourri sans se perdre le moindre instant, c'est très précis. On sent que le texte a été travaillé pour être synthétique, ramassé, riche et clair en deux pages. C'est très factuel, mais en essayant de rien manquer d'important, avec un souci dans les tournures de dire quelque chose de bien ajusté : "qui s'adressent autant aux enfants qu'à un public mature", "conscient de la montée du gekiga(note), un nouveau courant graphique qui captive les lecteurs plus âgés, ses mangas (tels Vampires ou Dororo) se font de plus en plus 'sombres'." Citons encore cette phrase : "Chaque épisode de vingt-cinq minutes est produit à des coûts imbattables grâce aux 'techniques d'animation restreinte' , recette qui est rapidement imitée par d'autres studios, transformant l'esthétique de l'animation à jamais." On peut adopter d'autres styles, mais comme texte d'information c'est bien conçu.
La postface fait huit pages, mais elle reste sans pagination. il faut la restituer soi-même. C'est un peu le problème, si on fait une citation, on parlera du paragraphe à cheval sur les pages 200-199, au lieu de dire à cheval sur les pages 199-200, puisqu'on gardera la pagination inversée du manga pour tout le livre. Ceci dit, la postface est joliment présenté, malgré le choix d'une police de caractères assez petite quand on a la chance d'avoir un ouvrage si aéré par ailleurs, si agréable en main. On a des illustrations qui accompagnent le commentaire. Nous nous réjouissons de trouver des reproductions de la couverture, de planches et de dessins de l'édition originale de 1947. On aurait peut-être aimé moins de miniaturisation. Nous aurions pu avoir quelques pages consacrées aux reproductions des dessins, et on aurait plus de dessins de l'édition de 1947 pour apprécier nous-même l'évolution. Il y a un moment deux images reproduites pour illustrer des problèmes d'époque en ce qui concerne l'encrage, mais c'est trop petit. On a droit, et c'était le moins qu'on puisse exiger, à une comparaison entre les deux premières planches du manga de 1947 et les deux premières de son remaniement de 1984, mais elles sont miniatures et pas mises l'une à côté de l'autre. Il en aurait fallu un peu plus. Un dernier défaut, il y a un recours pour la refonte de 1984 à l'expression "version 'retrouvée' " qui n'est pas claire du tout en elle-même. Pour le texte de la postface, nous retrouvons pourtant l'efficacité et la clarté synthétique de l'avant-propos biographique. le texte est divisé en quelques parties flanquées d'un titre : "Les akahon dans l'immédiat après-guerre", "Genèse et 'reconstruction' d'un manga mythique", "La trace de Tezuka dans Shintakarajima : décryptage", "Esquisse du style Tezuka" et "Conclusion". On y apprend que le manga est sorti dès le mois de janvier 1947 et qu'il fait partie des livres bon marché décrié adressé à la jeunesse. Leur mode de diffusion dans les foires et chez les marchands de jouets explqiue que certains étaient plus vulgaires ou qu'ils échappaient aussi à la censure américaine, soucieuse de ne pas laisser proliférer de discours revanchards. La particularité de notre manga, c'est qu'il se distinguait par sa longueur (environ 180-190 pages), par son influence américaine due à l'intérêt de Tezuka pour les films de Walt Disney et par "sa manière de développer l'intrigue". Il nous est clairement expliqué que nous n'avons que la version de 1984 entre les mains et que beaucoup ont fait l'erreur de s'y référer pour montrer que le manga de 1947 était novateur et s'inspirait des techniques du cinéma. Ceci dit, j'aurais aimé avoir des précisions, car des mangakas japonais comme Matsumoto Leiji ont déjà pas mal publié avant 1984 et s'ils ont parlé de révélation pour les planches du manga original, ils ne pouvaient pas confondre... Et c'est aussi la raison pour laquelle il est dommage de ne pas avoir plus d'illustrations du modèle original à côté de la postface. Lors du remaniement, le manga est passé d'une distribution verticale de trois cases par page à en général une distribution verticale de quatre cases. Or, le projet initial avait été remanié avant publication et plusieurs pages avaient été supprimées. Est-ce que Tezuka avait un souvenir assez fidèle pour trouver moyen en passant de trois à quatre cases de rajouter plusieurs éléments de son travail initial ? Ceci dit, cette étude, il faudrait la faire en prenant le modèle de 1947 dont on a des exemplaires en étudiant de près tout ce qu'introduit le nouveau manga. J'ai trouvé tout cela un peu suspect, une volonté de croire qu'on avait droit à une restauration d'une version antérieure à ce qui a été publié en janvier 1947, mais c'est présenté de manière tellement hypothétique qu'on n'y croit pas. En revanche, pour souligner l'importance du rôle joué par Tezuka dans les dessins et même dans le scénario, malgré l'intervention d'un collègue, là on a droit à des arguments plus percutants sur la réappropriation du style Disney propre à Tezuka, sur le fait que Tezuka avait déjà inventé auparavant un récit "L'Île au trésor de mon oncle" où il y avait la même histoire de requin, histoire réinterprétée à nouveau dans Le Roi Leo. La postface ne devant pas être un article pointu de spécialiste, je l'ai trouvée pas mal dans son ensemble.
Passons donc au manga lui-même.
Après la page de titre, nous sommes plongés dans un manga inhabituel avec, en général, par page quatre cases à la verticale encadrées de chaque côté de lisérés, minces lignes composés de petits points qui font toute la longueur de la page à droite et à gauche des quatre cases. Les cases ont des formes de rectangle, tous quatre de même dimension, tout du long, avec seulement deux formes d'exception. La première exception, c'est que de temps en temps deux cases sont fondues en une seule image plus grande, et il y a une amorce de variété dans la mesure où cette fusion peut se faire pour le bas de la page, pour le haut de la page ou bien pour le milieu. Le manga en excluant la page 7 de titre va de la page 8 à la page 188, donc on a toujours quatre cases, mais pages 9, 20, 46, 48, 59, 75, 84, 103, 111, 116, 123, 125, 147, 151, 158, 162, on a quinze pages où on a une fusion en une grande case pour le haut de la page et deux cases normales en bas. La page 187 est particulière avec un dessin très grand, puis en-dessous le rappel du titre et le mot "FIN". En revanche, vers la fin du manga, Tezuka a commencé à fondre en une seule case l'emplacement de trois cases : il le fait, pour le haut, aux pages 155, 165, 175 et 182. Ceci est un indice important qui montre que, plutôt que de chercher à restituer les cases d'un projet qu'il n'a certainement pas conservé dans sa mémoire, il a cherché petit à petit à s'écarter d'un modèle rigoureux en expérimentant tout doucement dans ce cadre contraignant. Evidemment, nous avons le même procédé pour les cases en bas de pages (fusion de deux cases du bas en une image : pages 30, 59, 104, 124 et 130, fusion de trois cases du bas : page 112). Nous constatons tout de même qu'il préfère placer des cases agrandies vers le haut de page, plutôt que vers le bas. La première case agrandie en bas vient assez tard (page 30). Pour la page 59, c'est un cas unique d'une planche avec deux cases de même dimension. La case agrandie de la page 104 est pertinente en bas, puisqu'il y a une chute un contraste entre l'humain et les forces de la Nature. La page 124 représente encore une fois une descente, cette fois dans l'inconnu. Quant à l'agrandissement d'une image sur l'emplacement de trois cases du bas, page 112, il fait partie d'un ensemble d'images agrandies pour représenter la dynamique de l'ascension ou de la descente au moyen d'une corde avec les dessins aux cases agrandies en haut des pages 116 (espace pour deux cases), 138 (espace de trois cases). Il s'agit à trois reprises d'un dessin du même personnage, le chef des pirates. Or, ce dessin est à rapprocher d'un dessin sur l'emplacement de trois cases du haut page 155, mais dessin représentant l'enfance d'un des héros, Tarzan ou Baron se servant d'une liane pour se déplacer dans la jungle. Tezuka n'a pas exploité le dessin unique pour une page, mais il a encore exploité à plusieurs reprises la fusion des deux cases centrales (pages 17, 28, 38, 72, 80, 99, 102, 110, 135, 149, 168, 172 et 185 : total de13 pages). La page 28 mérite un commentaire.Ce dessin central sur l'emplacement prévu pour deux cases est précisé reproduit dans sa version de 1947 dans la postface et on voit que Tezuka respecte l'ensemble du dessin original jusqu'à un détail très particulier. Il s'agit d'une scène d'abordage avec le cri d'attaque Yaaaah! dédoublé dans le dessin de 1984 ; le chef pirate est en tête bras tendu revolver bien en avant suivi de ses hommes armés de sabres. Il traverse un pont en bois très fin, mais le chef des pirates ne prend pas appui sur l'espèce de mât couché (excusez ma perte de vocabulaire), il vole littéralement et les lignes sous ses pieds imprime l'idée de vitesse mais nous font nous représenter un sol imaginaire. La version originale était en trois cases, j'aurais aimé une représentation de la planche entière, mais donc ici ce qui est génial c'est un peu le principe du recadrage des estampes japonaises repris par les impressionnistes, ce mât blanc qu'il traverse a un faux air de séparation entre deux cases, et il suggère l'idée de cases avec des bords obliques, principe typique de Tezuka mais qui n'apparaît nulle part ici, qui est juste évoqué en trompe-l'oeil, ce qui accentue d'ailleurs le côté volant et décidé du chef des pirates.
Certaines cases agrandies forment des séries. Par exemple, à la page 9, l'image agrandie en haut de la page suit un processus d'élargissement du champ de vision orchestré par la succession des quatre cases de la page 8, en précisant le décor et en livrant l'information grâce au dessin d'un poteau indicateur avec l'inscription simple "port" de ce qui explique l'urgence de la situation et la vitesse de la voiture. A la page 17, le dessin agrandi occupe le milieu de page, mais alors que, même dans un manga, nous lisons de haut en bas, on a une belle composition dynamique. Page 17 case du haut : un petit bateau rapide s'élance à la poursuite d'un gros paquebot, perdu dans l'ombre à l'horizon, avec une ligne de flottaison assez haute qui c'est le cas de le dire immerge le lecteur dans la nouvelle condition maritime du récit et qui accentue l'idée d'éloignement. La case centrale représente une plongée avec un bateau qui file en ligne droite mais dont le sillage forme un triangle qui vaut flèche et qui invite le regard à revenir sur l'image du haut avec le bateau qui s'éloigne. Et case du bas, le héros rattrape le paquebot et crie, et on a une liaison entre le blanc du sillage de l'image précédente et le blanc du ciel de cette nouvelle case, avec en contraste le noir de la mer et le noir de la poupe du paquebot. Il y a une série sur la chute d'eau dans les images agrandies des pages 80, 99, 102, 103 et 104. Et pour celui qui veut y regarder de plus près et réfléchir, on voit bien que les cases ont des raisons d'être plutôt en haut, en bas ou au milieu (surplomb, chute, fixation d'un moment clef du drame) et qu'il y a des effets dynamiques à la lecture quand on passe de l'une à l'autre.
Selon la densité des desins, selon la manière d'occuper les cases, on peut avoir l'impression que les dimensions varient parfois, mais non, ce n'est pas le cas, ce sont des impressions, causées par l'art du dessinateur. En revanche, il existe une autre forme d'exception à la distribution verticale en quatre cases, et c'est à nouveau un procédé qui vient vers la fin du manga. Pages 168, on a donc une image agrandie fusionnant la place des cases du milieu, mais dans cette image agrandie on a un médaillon. L'image agrandie représente la montagne avec un signal de fumée en morse comme les indiens et dans le médaillon, on voit deux héros qui alimentent le feu, avec le capitaine qui explique ce qu'il fait et son phylactère (sa bulle de parole) est entre l'image agrandie et le médaillon. Page 170, nous avons une grande image du haut sur trois cases, mais la case en base, c'est elle qui est divisée en deux par l'insertion d'un médaillon. Il s'agit cette fois d'une liaison de bruit. Je vais revenir sur cette liaison de bruit plus bas, car la page 170 a une autre particularité. Ensuite, page 172, Tezuka emploie à nouveau un médaillon et l'image agrandie est au centre, mais le médaillon relie la case normale du haut à l'image agrandie du centre de la page. Le médaillon vaut transition d'une image à l'autre et cette liaison est renforcée par le fait qu'un personnage du médaillon pointe du doigt un élément de l'image agrandie.
Il n'y a pas d'autres moyens dans ce manga pour s'éloigner du modèle des quatre cases, mais les dessins permettent d'introduire des lignes qui créent un dynamisme et nous éloignent de l'idée d'enchaînement monotone des quatre cases. Puis, il existe des dessins dans les dessins, soit parce qu'il y a un portrait dans un cadre accroché au mur, soit parce qu'il y a une carte représentant une île, mais certains phylactères contiennent des dessins. C'est le cas aux pages 31, 62 et 79. Mais on a un effet sublime et osé à la page 89 dans un phylactère du chef des pirates qui pense avoir retrouvé la piste de nos deux héros. Il formule une phrase où il ne les nomme pas, à la place on a les deux portraits en miniature "peut-être que X et X ont été amenés ici", magnifique effet de phrase mal formulée dans la tête, genre "machin et chose". Page précédente, on avait un faux médaillon dans une case, le chef des pirates regarde une île à l'aide de sa lunette : la case est grisée avec au centre un médaillon de ce que la lunette offre à voir, nous adoptons la vue subjective d'un personnage, mais ça c'est déjà assez connu. Page 127, nouvel effet remarquable. on a un phylactère attribué à un chien, mais on ne le fait pas parler, on a une image mentale de ce qu'il se représente. Page 132, si on n'a pas un dessin dans une bulle, on a la tête du chien tirant de grands yeux prise dans une bulle exprimant l'étonnement du héros, ce qui crée une unité de sens, le chien aussi trouve que ce qui arrive est inespéré. Enfin page 150, en bas de page, on a un gros plan sur le visage du chef des pirates et le phylactère qui exprime son cri, non seulement a une forme à pointes au lieu d'une forme arrondie, mais il est superposé à la seule bouche bien large du pirate qui crie. Il a son cri "WAAAAAH!" énorme, mais tout sur sa bouche.
Pour rompre avec la répétition de la forme rectangulaire des cases, outre le médaillon ou quelques lignes de recadrage dans les dessins, on a droit à des cases aux bords irréguliers avec des arrondis nuageux, pas d'angles brusques, pour représenter les souvenirs et récits du passé, ou bien un jeu de l'imagination, par exemple l'idée du zoo de Pete page 170 où on a une case agrandie sur les trois quarts du haut délimitée par des petites contours ronds nuageux, puis on a la case du bas rectangulaire, mais avec un médaillon qui en brise certains contours. Il s'agit de la liaison de bruit dont je parlais plus haut et ce bruit ramène nos héros à la réalité immédiate. A la page 170, ce dessin aux contours arrondis et irréguliers est isolé. En revanche, mais il le fait déjà bien sûr dans ses mangas antérieurs à 1984, Tezuka quand il fait faire le récit du passé par un personnage, choisit non seulement de les indiquer par de tels contours, mais il enchaîne plusieurs cases, voire pages, sur ce mode, mode qui permet de se repérer facilement dans le récit. Il y a un premier récit sur ce mode des contours ronds pages 32-36, puis nous en avons un second pages 152-158. Or, il s'agit de récits du passé, mais de deux récits qui impliquent une sorte d'idée d'aventures hors du commun en même temps, deux récits bien romanesques, ce qui renforce la pertinence du procédé. Ce n'est pas mou et purement indicatif d'une scène de souvenir, il y a une touche de fantaisie dans ces deux longues scènes et d'imaginaire. Mon regret, c'est de ne pas savoir si ce principe de fusion de cases et ce principe des bords arrondis pour les rappels du passé éventuellement embellis étaient déjà exploités en 1947.
Le dessin lui-même de Tezuka se veut plus expressif que réaliste. Par exemple, pour l'impression de vitesse de la voiture, sur les premières images, les poteaux censés être droits sont eux-mêmes incurvés, un peu comme des roseaux pliés par le vent. Les premières pages jouent aussi à l'évidence sur la succession des cases et les effets de grossissement ou d'éloignement, cette fois des techniques cinématographiques visiblement étrangères au peu d'images correspondantes qui nous sont données à voir de l'original de 1947, bien que l'original a son dynamisme propre et une très grande finesse de distribution. Les audaces cinématographiques du récit de 1984 s'imposent au lecteur et sont évidemment faciles à lire. Plus près sans doute de l'art de 1947, appréciez les successions de cases où la vitesse passe de la ligne droit à une boucle ou virage à angle droit, pages 15 ou 17, et notez à la page 15 que Tezuka n'hésite pas à représenter un gag de détail. En effectuant le virage, le héros est quasi éjecté de la voiture mais il accroche ses mains au volant, on le voit plané en dehors de l'habitacle, et Tezuka ne centre pas notre attention sur ce détail, il est dans l'image, à nous de le voir. Pour la vitesse, l'auteur joue habilement sur la variation des angles de vue et il joue aussi sur la propulsion du bolide sur la limite droite ou gauche de la case. La voiture n'est pas bien cadrée, comme si on n'arrivait pas à la saisir, comme si elle allait tellement vite qu'elle allait déjà sortir du décor de l'image. Il y a des effets de fuite évidents.
Dans l'ensemble, les dessins sont chargés de peu de détails, on reste sobres, on a des dessins dépouillés, rien que l'essentiel, un minimum de détails pour l'atmosphère et le cadre. La tête du héros a quelque chose de celle d'un Tintin enfant, ce qui parfois se ressent plus nettement sur quelques planches, même si c'est sans doute involontaire et lié plutôt à une reprise d'une manière de dessiner des années 1940. Les autres personnages ont clairement un style Disney ou Fleischer et bien sûr ce récit d'action pour enfants par Tezuka est traité de manière cartoonesque, y compris au plan du scénario. J'ai été impressionné par le contraste de la case sombre en extérieur page 22. On a la mer noire avec l'encre, un ciel grisé par petits points compacts mouchetant étroitement l'ensemble. Le bateau aussi sombre que la mer, sa fumée, le sillage blanc entre le bateau et la ligne de flottaison. Mais cette case sombre crée un vrai effet de rupture avec la case précédente et la case suivante qui décrivent des scènes à l'intérieur du bateau. Je retrouve aussi les compositions dans le vis-à-vis de deux pages. Page 38-39, on a les cases du haut pour une vue extérieure du bateau en mer dans la nuit, mais une case où les flots sont encore peu agités, puis la case suivante la pluie et le roulis. Les autres cases page 38 en-dessous de l'image du bateau encore en paix montre l'insouciance de l'équipage, les autres cases page 39 montre les personnages en train de rouler. La symétrie n'est pas poussée non plus jusqu'au bout. Les héros ne sont vus que sur la page 39, et pour cause, prisonniers, ils auraient faussé l'idée d'insouciance de la page 38. Décidément, tout est bien pensé. Au haut de la page 40, une image aggravée de la tempête pour une autre vue extérieure du bateau en mer dans la nuit, ce qui invite à comparer la page 40 aux pages 38-39, mais je laisserai les lecteurs s'en charger. il y a bien sûr plein de choses que je remarque et que je ne peux pas rapporter ici. Cette scène de tempête permet en conservant les cases rectangulaires d'avoir des représentations obliques de la scène bien entendu sur plusieurs pages. J'ai apprécié également la différence d'encrage pour la mer dans le vis-à-vis des pages 48-49. J'étais juste un peu plus étonné de voir des oiseaux, sans que les héros n'en tirent la conséquence qu'il devait y avoir une terre pas très loin. Les gags sont basiques, nous sommes en 1947, la plupart des gens ont encore des attentes simples à l'époque sur ce plan-là, mais quelques-uns sont réussis. Il y a un côté kitsch dans les références culturelles d'époque rassemblées dans ce récit d'aventures qui multiplie les allusions au cinéma de l'occupant américain, les allusions à des éléments de culture romanesque occidentale (Defoe et Stevenson sont anglais, pas américains). Tarzan fait une apparition, malgré le problème des droits d'auteur sensible à l'époque, d'où le léger contournement par l'autre nom qui lui est attribué.
Enfin, l'argument de ce manga d'aventure est fantastique. Le héros poursuit un bateau pour pouvoir se lancer dans une chasse au trésor grâce à une carte qu'il vient de trouver, mais très tôt apparaît l'argument fantastique du récit. Certains désirs du héros sont devenus réalité et le mystère ne se dissipe, rien n'est livré pour que nous le résolvions rapidement. Ne craignez pas qu'à la fin le fantastique disparaisse par l'explication prosaïque du "tout cela n'était qu'un rêve!" Non, non ! A la fin du récit, le fantastique est maintenu, mais il côtoie aussi un petit passage où on a une conjugaison du plus bel effet des registres réaliste, satirique et ironique. Je vous laisse découvrir cela et apprécier.

davidson
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le 11 avr. 2019

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