Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2018/05/la-jeune-fille-aux-camelias-de-suehiro-maruo.html


Retour à Maruo Suehiro, avec un de ses plus célèbres titres, La Jeune Fille aux camélias. Une relecture, en fait : cette BD avait été ma deuxième lecture de l’auteur, après son adaptation de L’Île panorama d’Edogawa Ranpo. Sauf qu’à l’époque, La Jeune Fille aux camélias m’avait laissé passablement froid – ou perplexe… Du coup j’ai sans cesse retardé ma chronique, au point où il était devenu impensable car absurde d’en livrer une. Depuis, cependant, j’ai lu d’autres BD de Maruo : d’abord L’Enfer en bouteille, que j’ai bien aimé sans plus ; ensuite et surtout, La Chenille, une autre adaptation d’Edogawa Ranpo – or j’ai adoré cette dernière BD, et supposé qu’il pourrait être intéressant de revenir après coup à La Jeune Fille aux camélias… C’est aujourd’hui chose faite, et mon indifférence initiale, sinon ma perplexité, n’est plus qu’un mauvais souvenir. Je suppose que cela n’est pas si étonnant : certains auteurs se gagnent, se méritent, il faut les apprivoiser – ou peut-être vaudrait-il mieux formuler les choses dans l’autre sens : il faut s’y éduquer. Concernant Maruo, j’en suis convaincu.


La Jeune Fille aux camélias, de son prénom Midori, est semble-t-il un personnage récurrent dans le répertoire du kamishibai, ce « théâtre » reposant sur des illustrations, qui semble avoir eu une certaine influence sur le développement du manga (voyez en tout cas la Vie de Mizuki) ; c’est un personnage de petite fille (douze ans, dans la BD) soumise aux pires avanies – nous en connaissons bien des avatars en Occident, mais Maruo m’incite à privilégier le cas de Justine…


Ici, dans un cadre années 1920 (disons fin Taishô, début Shôwa) visiblement typique de l’auteur, Midori, abandonnée par son père, jetée à la rue après la mort de sa mère, tombe entre les griffes d’un cirque, ou plus exactement d’un freakshow qui ne manque pas de nous évoquer le Freaks de Tod Browning – ou, bien, bien postérieure à la BD de Maruo (qui date de 1984), la quatrième saison d’American Horror Story, tiens : je viens de voir ça, j’ai bien aimé… Or, si, dans le film de Tod Browning, les vrais monstres n’en ont pas l’apparence, ici, la hideur physique est une incarnation de la hideur morale. Ces freaks sont des êtres répugnants ; non que leur totale licence soit répréhensible (on est chez Maruo, hein), mais ce microcosme est profondément sadique, chaque monstre se vengeant de ses propres souffrances sur qui se trouve plus faible que lui ; tout au fond de ce puits des sévices sans cesse répercutés, il y a Midori – elle prend pour tout le monde, soumise à des vexations qui s’apparentent à de la torture, physique comme morale, et éventuellement sexuelle ; en notant cependant que La Jeune Fille aux camélias n’est pas à cet égard une BD aussi crue et frontale que La Chenille – nous sommes assurément dans de l’ero guro, ici, avec tous ces monstres, ces séquences folles, ces sévices impensables, mais on ne fait pas vraiment dans la pornographie, en tout cas pas au sens le plus strict ; bien, par contre, dans un certain érotisme malsain ; vraiment très malsain…


Mais c’est semble-t-il l’apanage des spectacles de monstres : les finances sont désastreuses. Le patron, qui suinte la perversion, accapare le peu d’argent gagné par ses employés, qui crient famine, mais il est bien conscient qu’il lui faut trouver quelque chose pour relancer ses affaires, sous peine de devoir baisser le rideau… C’est alors qu’il rencontre Masamitsu le Magnifique – un nain, et un prestidigitateur doué, dont le clou du spectacle consiste à entrer et sortir sans l’ombre d’une difficulté dans une bouteille. Il y a forcément un truc, non ? Forcément…


Masamitsu rencontre un immense succès – or il a aussitôt pris Midori sous son aile : assistante, envisagée d’abord paternellement, mais bientôt amante. Ce qui ne manque pas de susciter la jalousie et la haine des monstres… Mais Masamitsu le Magnifique semble doté de bien étranges pouvoirs, décidément ; et est-il véritablement l’homme bon qui a charmé Midori et a pansé ses plaies ?


Il n’y a pas forcément grand-chose de plus à dire concernant le scénario (original, là où les BD de Maruo que j'avais lues jusqu'alors étaient souvent des adaptations). Il demeure assez minimaliste, au point presque de l’abstraction, notamment dans les dernières séquences – de plus en plus dénuées de dialogues. Noter que le texte très, euh, « poétique » ? dès les toutes premières pages, ne facilite pas non plus la tâche du lecteur à cet égard (ça n’était sans doute pas évident à traduire, pour le coup… Au passage, j’ai regretté qu’à plusieurs reprises les kanji du décor ne soient pas traduits en note). Le sens (?) à accorder à tout cela n’est du coup pas si évident – au-delà même de l’ambiance surréaliste qui caractérise la BD dès le départ, et qui se déchaîne avec la colère de Masamitsu.


L’interprétation de la fin est du coup assez ouverte ? Je suppose… On y croise pêle-mêle l’actualité d’alors, les freaks en folie, Masamitsu indéfini dans tout ce qui sépare le démon méphistophélique et le bon samaritain (on a du mal à croire en un bon samaritain...), tandis que Midori, perdue dans le monde comme dans son inconscient, se confronte de la sorte à l’image de ses parents – tout ceci sous la neige. À tout prendre, le rêve tourne assez clairement au cauchemar – peut-être parce qu’il ne pourrait en être autrement, mais que faut-il en penser au juste ? Forfait…


Dans une improbable (et hilarante) mini-pièce de théâtre qui conclut la BD, Maruo « déclare » que, la BD achevée, elle ne lui appartient plus ; ou, plus exactement, empruntant les traits (ou les mots) de Tsuji Jun, il lance que ce n’est pas à l’auteur de commenter son œuvre ; « devenant » Terayama Shûji, il ajoute que le non-sens peut constituer du sens (peut-être), suscitant ce commentaire éloquent de « Nabokov » : « … foufoune… » Plus loin, avec « Tsuji » pour interlocuteur et critique, « Maruo » explique (?) avoir voulu caricaturer un certain sentimentalisme japonais, mais qu’on l’a pris au premier degré, bon… Que faire de tout ça ? Ben, ce que vous voulez, j’imagine…


Ceci étant, l’intérêt essentiel de La Jeune Fille aux camélias réside de toute façon dans son dessin – qui est tout simplement parfait, et bien mis en valeur par le choix de la bichromie : dans les premières séquences, qui évoque un cauchemar à la « Figures infernales », le rouge s’invite dans le noir et blanc, et bientôt le domine, qui pare le spectacle grotesque et sadique de teintes de sang, de feu et d’abîme. Après quoi, le trait extrêmement fin de Maruo n’est pas noir, mais bleu sombre, ce qui produit un rendu intéressant.


Les tableaux totalement surréalistes du calvaire de Midori, mais aussi, tout autant, ceux de ses rêveries naïves, produisent des pages complexes et saisissantes, très réfléchies, réalisées avec une attention immense, qui sont autant d’œuvres à part entière. En outre, il y a toujours, dans ces planches, quelque chose qui remue, quelque chose qui « n’est pas normal », et qui renforce encore la puissance du trait – cela peut être aussi bien la folie des freaks affichant une sorte d’anti-humanité (l’apanage notamment d’une femme-serpent bien différente de celle d’Umezu Kazuo, outre l’incarnation du harcèlement sexuel qu’est la momie), ou la mise en avant de la naïveté et de la fragilité de Midori, dont les yeux, périodiquement, adoptent une taille démesurée, avec les cils adéquats, qui en font un personnage de shôjo (eh) très naïf et enfantin, à la fois totalement à sa place et totalement décalé dans ce contexte grotesque (et là, pour le coup, j’ai repensé à La Femme-serpent d’Umezz – mais Midori, à vrai dire, aurait pu figurer dans d’autres de ses BD, au-delà de ces traits ponctuellement appuyés).


La relecture a donc été bénéfique, et, maintenant, j’ai pu apprécier La Jeune Fille aux camélias à sa juste valeur : c’est bel et bien un très bon titre, un Maruo de qualité – même si, pour l’heure, ma BD préférée de ce maître de l’ero guro demeure la bien plus frontale La Chenille. Il me faudra de toute façon approfondir tout ça…

Nébal
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le 5 mai 2018

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Nébal

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