Julius Corentin Acquefacques évolue dans un monde qui, par bien des aspects, ressemble au nôtre. Mais, attention aux apparences, car Marc-Antoine Mathieu est un maître pour égarer son lecteur dans un labyrinthe de considérations. Illustration avec le titre d’un de ses chapitres « L’âme est aphysique ». Avec ce premier album d’une série passionnante, il explore les limites de l’art de la BD, avec une maestria incroyable. Et puisque cet album se lit somme toute assez rapidement, c’est une invite à le relire pour profiter des détails ainsi que d’un graphisme qui participe grandement à la qualité de l’œuvre.


Le prénom du héros (anti-héros typique en fait) est remarquable, à mettre en parallèle avec celui de l’auteur. Pas facile de porter un prénom comme Marc-Antoine (le nom d’un général et consul Romain, successeur de César). Mathieu en joue discrètement, avec un talent certain. JC comme Jésus Christ, rien moins, alors que Julius Corentin est un anonyme qui travaille au ministère de l’humour. On sait donc d’emblée que nous sommes dans un monde purement fictif. Ce ministère n’est pas le seul évoqué dans l’album. On notera que les travaux de ce ministère se déroulent dans un hémicycle qui n’est pas sans rappeler celui de notre Assemblée Nationale. On notera également l’ambiance houleuse qui y règne ainsi que l’absurdité des questions qui y sont traitées (humour au ras des pâquerettes et réactions de membres de l’assemblée montrant que cet humour, même de niveau très primaire, reste mal compris).


Julius Corentin habite dans un minuscule appartement où il cohabite avec un homme qui cherche désespérément à lui « vendre » quelques astuces humoristiques de base. Nous sommes dans un monde où l’espace est extrêmement limité (comme le matériau de base de Mathieu, une BD de 42 planches où il a beaucoup à faire passer). Ceci n’est pas innocent, puisque le monde où vit JC est surpeuplé. Dès qu’il sort dans la rue, il se trouve mêlé à une foule compacte et dense et il est emporté par le flot au point de passer pour un bon vireur (sic) quand il réussit à s’extirper de cette foule pour s’engouffrer par la porte du ministère. Évidemment, dans ses rêves (le titre le dit, il en est prisonnier) l’espace disponible est immense. Mais ce n’est évidemment qu’un leurre, puisqu’il tombe sur un personnage à l’apparence bizarre qui va l’entraîner dans une sorte de cauchemar annonciateur de ce qu’est réellement le monde dans lequel il évolue.


La vie de JC prend une tournure étrange quand il commence à recevoir des courriers anonymes à caractère prophétique. Le voilà détenteur d’une puis deux planches d’un livre intitulé L’origine planches numérotées où il se voit lui-même. Or, ses recherches le confrontent à une énigme, dans l’ouvrage qu’il utilise (Le Vermot…) ce mot n’est pas répertorié. Sait-il ce qu’est une BD ? Probablement pas, mais le lecteur si, et le lecteur sait bien qu’il est en train de lire L’origine. Mathieu met donc en place un jeu vertigineux avec son lecteur, avec une mise en abyme de la lecture. C’est proprement hallucinant et ça fonctionne. Mathieu va jusqu’à appliquer ce titre de chapitre évoquant la métaphysique à l’univers de la BD. Cela pourrait paraître pompeux, mais le dessinateur présente cela comme une réflexion intelligente qui fait du lecteur un complice attentif, curieux et ébloui. Bien entendu, Mathieu se place en position de Dieu de ce petit monde décrit par l’album (est-ce un hasard s’il a publié en 2009 une BD intitulée Dieu en personne ?) Et ce Dieu fait ce qu’il veut de ses personnages, lui seul connaît la fin ainsi que les tenants et aboutissants du scénario. A ce niveau, la BD est un objet d’art unique qui illustre les réflexions de l’auteur sur tout ce qui l’intéresse. La physique par la BD, cela donne les trous de matière et les anti-cases. Qu’on se rassure, si c’est d’une grande intelligence, c’est accessible à l’amateur de BD et d’histoires illustrées en 2D.


Le dessin est à la hauteur, avec un très beau noir et blanc, des cadrages remarquables, de nombreux détails bien pensés et des péripéties souvent sidérantes (voir le passage de l’ascenseur dans l’immeuble des frères Dalenvert, ainsi que l’atelier de BD trouvé au fond d’un dédale de livres dans l’arrière-boutique d’un bouquiniste). L’humour est bien entendu très présent et les révélations finales ne font pas retomber le soufflé. Ultime question : JC Acquefacques est-il mort ? Question justifiée aussi bien du point de vue de l’histoire que de la situation de l’album : l’éditeur et les lecteurs entreraient-ils dans ce monde au point de souhaiter une suite ?

Electron
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le 15 juin 2014

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