Seconde partie du diptyque, L’Indicible garde



le silence en maître mot



du roman graphique assumé : Manu Larcenet livre avec le deuxième tome du Rapport de Brodeck ce qui ressemblerait à la moelle épurée du livre original au long cours d’un volume encore dense de contrastes, empesé sous l’âpre silence des hommes, et continue de dérouler, aériennes par moment, terriblement violentes à d’autres, les articulations rongées de l’histoire pour inviter le lecteur à ne pas oublier d’ouvrir les portes de son cœur à l’autre au risque irrémédiable de glisser vers le fascisme et vers l’horreur,



au risque lugubre et certain d’y perdre son humanité.



Le récit s’ouvre alors avec des épisodes de romance et de tendresses, glisse l’alternance de petits bonheurs dans le poids de la réclusion pour rappeler que la vie existe toujours un peu malgré les obstacles apparents, malgré le mutisme ambiant. Revient vite ensuite sur les événements principaux, ramène la lourdeur maladroite de l’accueil de l’étrange étranger au cœur du processus de dégradation, et reprend le fil de ses malheureuses conséquences : méfiances, jugements partiaux, mépris. Continue d’interpeler sur



les dangers de la soumission tacite, lâche,



aux effets de groupe, à l’arbitraire emporté des impulsions du collectif. N’oublie jamais de mettre en parallèle l’horreur intime des souvenirs du camp ni de rappeler l’occupation et ses lois de survie alors individuelles, où le collectif si fort face à l’isolement de l’individu éclate, rampant de soumission devant l’ennemi armé et menaçant. Où le collectif si fort se dissout dans le miroir des représentations extérieures de ses abandons niés pour renaître de



haine de soi à sublimer dans la haine de l’autre.



De l’artiste en l’occurrence.


Le naturalisme du tome précédent est toujours là. La sublimation graphique passe dans le fantastique des souvenirs, dans la dépersonnalisation glaçante de l’ennemi, chairs à vif. L’auteur assume pleinement l’insertion stylistique d’un baroque gothique décharné et poisseux pour appuyer plus encore dans les contrastes les ressemblances comportementales irrémédiables, indéniables : quel que soit le groupe, ses effets toxiques mènent aux mêmes conséquences de rejet de l’autre dans la négation inconsciente de soi. Si les envahisseurs ont l’allure repoussante, dégueulasse, de zombies décérébrés par la faim, leur départ a laissé ses marques dans les rapports intimes et secrets des survivants du village. Les visages durs et fermés finissent par se ressembler jusqu’à crier



l’unité sombre, absente, contre les éloquences vives de l’autre,



de cet étranger sacrifié sur l’autel de sa bienveillance incomprise, niée.
De ce courage que les autres n’ont pas.


Le Rapport de Brodeck, c’est une impressionnante étude retenue de l’horreur installée au cœur lâche de l’homme après l’exacerbation vive des années de guerre où l’instinct de survie à fourvoyé son humanité, installé l’insidieux penchant au vice et entretient encore, une fois la tempête passée, les réminiscences de l’angoisse pour laisser planer l’ombre du conflit sur



l’impossible renaissance des survivants.



Œuvre mutique, dense et décharnée, les deux volumes du roman graphique développent aussi insidieusement que de manière inattendue,



une lugubre poésie de la psychologie humaine :



la retraite au monde contre l’absorption négationniste de ses propres différences dans la meute. Manu Larcenet explore là les voies du sublime, narratives et graphiques, autant que les mécaniques de sublimations de l’horreur de la guerre chez l’homme, intellectuelles, conscientes des artistes, bestiales et basses, inconscientes du clan.


Magistral travail intellectuel, Le Rapport de Brodeck vient alors sublimer le déroulé apparemment chaotique d’une carrière dense, éparse mais intensément pensée, construite. Pour qui apprécie de se perdre entre larmes et éclats de rire, entre les errances synaptiques ou émotives et la légèreté distanciée qui composent l’œuvre de Manu Larcenet, le présent diptyque est indispensable pour ce qu’il dit du chemin de l’auteur autant que de ses obsessions vivaces. Pour ce qu’il révèle de



l’inconscient de l’homme sous toutes les petites coutures de l’artiste.


Matthieu_Marsan-Bach
8

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Créée

le 17 mars 2017

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