L’amour, le vrai, nous ravit le cœur au premier regard et à la toute première page. Il nous le ravit littéralement, après nous l’avoir fait expectorer d’une cage thoracique ouverte et sanglante. Car il était si charmant, Ichi, sur cette première page, avec son visage grimaçant et grotesque, les larmes qui scintillent le long de ses joues tandis qu’il brandissait un homicide au bout du talon. Oui, un coup de foudre comme on en a rarement. Un de ceux qui vous ébranlent, un de ceux qui vous terrassent et qui vous grillent si bien la cervelle que vous resterez hébété encore longtemps avant de retrouver la moindre emprise sur vous-même. Si vous y parvenez. C’est comme ça que ça se prélude Ichi the Killer ; sous l’augure d’une tragédie trempée dans les méandres d’un délire lugubre mais somptueux de ce qu’il a d’atroce à nous montrer. De votre compas moral, l’œuvre, à n’en point douter, en fera un ventilateur ; du moins si vous ne fuyez pas de crainte de trop vous y compromettre humainement. Bon sang, c’est qu’on y perdrait presque son âme à trop l’apprécier ce manga-ci.


Ne serait-ce pas d’ailleurs l’Enfer qui s’y joue ? Celui où Sartre y avait cloisonné ses personnages le temps d’un Huis clos. Car de huis clos, il en sera question une fois que le lieu du vice nous fut désigné par la narration. Une narration qui, après nous avoir présenté succinctement la Géhenne, nous y attirera subrepticement. Un condominium à Pandemonium, rien qu’un immeuble garni d’appartements qu’on sait truffés de Yakuza, voilà pour la scène ; un nid de frelons où les résidents ne demandent qu’à s’annihiler : le Manoir Sunrise. Comme un organisme sain qui n’attend qu’un virus pour se délabrer, ce nid à yakuzas, épicentre de la prospérité criminelle de Kabuki-Chô, va peu à peu s’effondrer sous les coups de boutoir de quatre hommes misérables et du spectre monstrueux dont ils seront les invocateurs : Ichi. Ichi n’est cependant pas une manifestation ésotérique, mais un personnage entier, à la fois hors de tout et bien présent ; une calamité insaisissable aussi bien sur le plan physique que métaphysique. Ce n’est qu’un homme, mais c’est aussi un monstre qui s’ignore et qui ne sait ni le comprendre et encore moins l’assumer ; quelque part pareil à un essaim de sauterelles qui ne saurait se réfréner de son propre-chef une fois lancé dans la dévastation que lui intime l’ordre naturel. Il a décidément bonne mine ce garçon, assez pour être un ange ; un de ceux qui présagent l’Enfer.


Nos protagonistes, on ne pourrait les qualifier de héros que dans la mesure où l’un d’eux est précisément gavé d’héroïne. Du yakuza, ils vont en fendre et en pourfendre, mais pas au nom de la justice. Qu’on se le dise, si un petit escroc voyeur, un proxénète chinois, un wannabe militaire et un héroïnomane nécrophile se sont alliés, c’est pour une raison précise. Une de celles dont on n’oserait spécifier les tenants exacts.


Je profite d’une incise dans la critique pour mieux consacrer la grandeur de Ichi the Killer par la force du contraste. Ainsi, afin de mieux souligner cette grandeur, nous l’observerons en contre-plongée, depuis tout en bas. Et quelle bassesse plus nivelée existe-t-il qu’une œuvre de Tetsuya Tsutsui ? Pourquoi j’en parle, de cet animal-ci ? En quelles circonstances j’ose seulement me permettre une comparaison aussi déraisonnable entre le vice et la vertue ? Mais parce que ce bon monsieur Tsutsui a voulu nous faire croire que le Japon était un pays où les censeurs y avaient la part belle dans le milieu de l’édition manga dès lors où l’ignominieux était de rigueur. Or, au risque de m’acharner sur lui – et avec un plaisir sadique qui plus est – je me dois, sans regret, d’infirmer la thèse de ses œuvres. En vérité je vous le dis, l’existence même de Ichi the Killer et sa libre commercialisation tend à démontrer que, de censure éditoriale effective, au Japon…. il n’y en a finalement pas tellement.


Mais quel propos pour la violence ici ? Comment seulement justifier ce qui, quand on contemple l’atrocité objective présentement délivrée, semble s’imposer comme un recueil d’abominations sans fin et même, sans finalité ?

En ouvrant les yeux, et en lisant l’œuvre d’un bout à l’autre.

Car la violence, si elle nous est présentée en ces pages comme elle l’a rarement été ailleurs, trouve son dessein dans la romance. Il y a pourtant peu de femmes dans Ichi the Killer et, de pédérastie, il n’en sera point question. Mais je vous parle d’une histoire d’amour qui transcende l’Amour tel qu’on le conçoit et qui redessine ce concept en l’imbibant dans le sang, le foutre et les larmes. Ichi the Killer, par-delà les massacres, se veut l’histoire d’une rencontre prédestinée entre deux individus voués à se rencontrer ; celle de l’absolu sadique et du masochiste invétéré.


Toute l’intrigue ou presque du manga se sera construite en vue de leur rencontre. Chaque élan de cruauté, commis par l’un ou par l’autre, n’aura été qu’une étape d’un long préliminaire jusqu’à ce qu’une interaction torride s’occasionne. Une interaction bien physique celle-là, mais où le seul fluide échangé sera rouge et opaque.

Avec Ichi the Killer, la violence qui s’accomplit trouve le moyen de nous paraître excessive sans jamais être en trop. Ce ne sont pas des déflagrations d’hémoglobines immatures qui jaillissent, mais le juste rendu de la psychopathie plus vraie que nature de ses personnages. On peut attester sans l’ombre d’un doute que, de gratuité dans la violence, il n’y a point. Pas quand un auteur s’applique autant à nous rapporter les fruits de la souffrance et de la cruauté jusque dans les détails les moins ragoutants et donc, les plus authentiques. Point de taches noires sur de pleines pages pour nous signifier le sang ; que tout cela est d’un commun, que tout cela est d’un vulgaire. Non, à la place, nous aurons droit à pire et donc, au meilleur. Ichi the Killer, malgré ses délicieux excès – il y en a parfois, je l’admets – nous offrira un nouveau regard porté sur la souffrance et la cruauté physique dans une démonstration de violence à faire pâlir les maîtres du genre. Quand Hideo Yamamoto nous relate ici les tourments d’un sadique mijauré et le caractère insatiable de son pendant masochiste, on sent le travail de recherche effectué en amont sur le sado-masochisme pour mieux les détailler l’un et l’autre. On le sent si bien qu’on en vomirait presque. Mais de plaisir. Car en ces planches, l’auteur parachève les œuvres de Sade.


Avec Ichi the Killer, la violence n’a pas de propos car elle est le propos.


Le manoir Sunrise sera ainsi un théâtre sordide où des marionnettes aussi difformes humainement que physiquement s’y afficheront dans un défilé macabre. Kakihara Masao, dans toute sa splendeur ainsi que dans tout ce qu’il a de plus abject, est à lui seul un cas d’école, justifiant par là même que Takashi Miike lui accorda le rôle principal dans son adaptation filmique de 2001. Mais il y a les autres ; il y a ces personnages fantasques qui exhibent ce qu’ils ont d’inconventionnel dans un registre strictement ignominieux. Un chef de gang ayant perdu le sens de l’équilibre après avoir conservé une balle logée dans son crâne, des jumeaux cherchant à littéralement rivaliser dans l’atrocité, une prostituée défigurée par les coups, et toutes les victimes de sévices opérés par Kakihara. On revisite la psyché humaine avec Ichi the Killer, et on fore si profond dedans quand y trouve un gisement d’hémoglobine intarissable. La psychopathie, dans cette œuvre, ne s’affiche pas en façade, et le sens du détail s’y trouve si fourni qu’il en devient confondant.

Mais tout cela, ce huis clos horrifique, ce bal des monstruosités humaines, la violence magnifiée au rang d’art majeur, se trouve admirablement recouvert d’un voile livide et immaculé chargé de nous restituer une intrigue méthodiquement planifiée pour l’occasion, celle-ci étant écrite sans une fausse note. Ichi the Killer, pour ce qui est de son histoire, se présente alors comme une enquête sauvage menée par des yakuzas qui, du rang d’antagonistes, sont devenus malgré eux des protagonistes de circonstance, ceux-ci ne s’effaçant alors que progressivement à mesure que Ichi les aura équarri dans ses rares et précieuses apparitions publiques. Des apparitions quasi-mystiques alors qu’il ne se manifeste que comme un fléau irrésistible pour ses protagonistes comme pour le lecteur ; une plaie dont on ne pourrait dire qu’elle est divine tant ce qui en résulte est malsain. Il est la malédiction du Manoir Sunrise, celle lancée par un ancien yakuza au seul prétexte que celui-ci s’ennuyait. Deux lectures ne seront d’ailleurs pas de trop pour mesurer à quel point le vieux fut un maestria de la manipulation avec comme seul objectif de mieux pouvoir accomplir son voyeurisme. Et du fait que ce voyeur soit si impliqué dans ses méfaits, Ichi the Killer, en l’état, s’accepte ainsi comme une romance qui s’écrit avec trois protagonistes.


Quand on sert de la violence au format papier, le crayon se doit d’être assez aiguisé pour trancher dans le vif. Le dessin de Hideo Yamamoto se met ici au service de la laideur et donc, de la vérité. Car les personnages, dans l’ensemble, sont particulièrement abjects au point où leur esprit vicié leur déborde sur la gueule à chacun. Le trait qui s’orchestre, alors, paraît être fait sur mesure pour deux de ses personnages en particulier ; ces amoureux qui s’ignorent du doux nom de Ichi et Kakihara. Leurs grimaces d’excitation et de hargne nous offriront à chacun un lot de gueules sinistres et déformées par le vice comme on n’en a que trop peu vues ailleurs. Du reste, le dessin fait honneur au propos qui nous est transmis et je n’ai guère davantage à en dire que du temps de ma recension d’Homunculus si ce n’est qu’il n’y sera point question de psychédélisme.


Ichi, en dehors de ses fugaces apparitions cataclysmiques, nous relate par son parcours ses traumatismes et ce qui l’a conduit à devenir ce qu’il est : c’est-à-dire quelque chose d’indéfinissable et qu’on peine à associer au genre humain. Et pourtant, on le doit. Je n’ai pas vu de pareils spécimens de psychopathes aussi savamment définis et approfondis depuis Yoshikage Kira. Plus on apprend à le connaître, et mieux on le comprend. Mais comprendre, c’est empatir, et empatir, en un sens, c’est souscrire a minima à ce qu’accomplit le sujet de cette empathie. Or, vous ne voudrez pas vous faire la caution morale d’Ichi. Le pire étant chez lui que, malgré tout ce qu’il accomplira, celui-ci, en aucune façon, ne saurait être tenu pour foncièrement maléfique. Et ce, précisément parce qu’il a si bien été travaillé par son auteur. La survivance de traumatismes lointain est un thème qui, pour Hideo Yamamoto, a pris racine avec Ichi the Killer pour fleurir le temps d’Homunculus. La chose trouve le moyen d’être aussi déconcertante et savoureuse dans les deux œuvres.


Tous les héros ne portent pas de cape, certains portent une combinaison de receveur au baseball et des lames aiguisées à leurs talons pour mieux ensuite se masturber sur la scène où ils ont accompli leurs bénédictions sanglantes. En l’occurrence, il n’y en a qu’un qui officie dans ce registre, et vous le trouverez ici. Et ce n’est pas de l’ironie mal placée que de dire de lui qu’il est un héros alors qu’il se considère véritablement comme tel. C’est encore ça, qui le rend plus perturbant qu’autre chose.


Mais personne ne tue et ne torture avec la même distinction que Kakihara. La violence trouve moyen d’être sublimée plus encore lorsque ses élans créatifs s’en mêlent. Non, décidément, la violence est ici trop bien mise à contribution pour qu’on dise d’elle qu’elle n’a pas lieu d’être. Chaque giclée de sang ou presque trouve sa place et sa motivation dans la manière même dont elle advient. Bon sang, voyez avec quel éclat Kakihara déclare la guerre à tout Shinjuku pour en prendre la réelle mesure. Ça n’est pas seulement jouissif, c’est aussi grandiose.

Et l’apothéose, étalée sur le temps long d’une deuxième moitié de scénario, se conjugue alors au pluriel quand les jumeaux s’incrustent dans une intrigue qui culminait déjà au sommet pour franchir ensuite toutes les limites. Une fois votre lecture de Ichi the Killer achevée, les spectacles de tortures et viols seront devenus pour vous choses coutumières. Vous n’en ressortirez pas indemne ; car rien ne survit à Ichi, pas même la santé mentale de son lectorat.


Peut-être qu’un élément me sera cependant passé à côté, perdu que j’étais dans cet élan de férocité effrénée : Kaneko. Il est comme un personnage sur une toile de maître dont on ne comprend trop ce qu’il fait là tout en sachant instinctivement que l’ouvrage serait foncièrement dénaturé sans lui. Ce personnage est une clé d’intrigue dont je n’ai pas trouvé la serrure correspondante.


Ichi the Killer surprend sans jamais pourtant laisser de place à la surprise. Tout y est littéralement écrit sous l’augure de l’inéluctabilité. Mais on a beau savoir – ou en tout cas deviner – ce qui résultera des graines semées par le vieux, la moisson sera de toute manière trop grandiose pour qu’on n’en soit pas ébahi. Toute l’intrigue aura cheminé jusqu’à la rencontre inéluctable de Ichi et Kakihara cela, comme le prévoit toute romance disposée à nous faire languir jusqu’à sa consécration.


Vraiment, c’eut été me vouer à la disgrâce que de ne pas faire honneur à cette œuvre du seul fait que celle-ci fut à même de placer le sadisme et le masochisme à leur juste place. Mon palmarès critique, en effet, tend à démontrer que je suis autant coutumier de l’un et de l’autre pour prendre du plaisir à lire le pire, pour mieux exulter quand je le sanctionne. De cette romance qui entremêle Ichi et Kakihara, j’en suis quelque part la progéniture bâtarde. Cette critique n’était alors pas mon plaisir, mais mon devoir. Et puis, après tout, au regard du nombre de 1/10 dispensés par mes soins avec rage et désinvolture, Ichi («un» en japonais) the Killer, c’est moi comme c’est lui. À la différence près que je ne me branle pas après avoir critiqué avec véhémence du Mashima.

Notez cependant que je le pourrais. Que je le devrais, même.


L’épilogue d'Ichi the Killer ? Tout le monde ne s’en satisfera pas nécessairement. La violence, le sadisme, le masochisme et le voyeurisme – qui était de notre fait autant que du vieux qui se voulait à la fois la projection de l’auteur et du lecteur dans le récit – étaient les propos de Ichi the Killer. Quand ces propos vinrent à manquer du fait qu’il n’y avait plus personne à tuer, que le scénario combla les trous puisqu’il fallait bien conclure, on ressentait alors les aspérités qui résultaient d’un manque mal comblé en glissant sur le fil de notre lecture. On ne sait trop s’il est attendu de nous que nous souscrivions ou non à ce qu’assène le vieux, mais la réflexion sur la mort de l’imagination qui, quelque part, est la mort de l’être, m’aura en tout cas particulièrement plu. Tout ce qui était un jour exceptionnel, quand il se retrouve privé d’imagination, devient conforme, commun… sans intérêt. Il y a des cas d'école qui en témoignent.

Cette conclusion en est une car il fallait un dénouement. Mais le propos d’une phrase reste pertinent et intelligible même amputé de son point final. De cette fin, si elle nous déplaît, on pourra alors en faire abstraction, car la finalité de l’œuvre s’était en réalité accomplie peu avant son épilogue.

Josselin-B
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le 18 nov. 2022

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Josselin Bigaut

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