Gloutons & Dragons
7.8
Gloutons & Dragons

Manga de Ryôko Kui (2014)

La faim justifie-t-elle les moyens ?

Dans cette critique, aucun spoil n'est présent à l'exception du chapitre un. Je m'efforce de dire sans trahir ; d'être le plus flou possible afin de ne pas compromettre une éventuelle lecture de votre part.

L'objet du délice : «Gloutons et Dragons». Un nom plein de modestie, trop sûrement. Que pouvait-on attendre d'un titre pareil ? Moi, en tout cas, je n'en attendais rien jusqu'à ce qu'il me coupe le sifflet ; l'herbe sous le pied ; me scie les deux jambes ; j'en passe et des meilleurs. Ce fut désarmant d'ingéniosité. J'étais soufflé. Comment autant de génie pouvait tenir dans une seule œuvre...

Les ingrédients sont de premier choix, mais j'en conviens, le ragoût n'a pas l'air génial. Je le déguste d'ailleurs en solitaire pour l'instant, toutefois j'ai bon espoir d'y inviter quelques convives suite à cette critique. Naturellement, seul un palais compétent pourra déceler ce qu'il a de plus de précieux. Voyez ceci comme le rendez-vous des gourmets, les fines bouches seront récompensées, les autres resteront ignorants.

À dire vrai, c'est Gloutons & Dragons - qu'on appelera G&D - qui m'a initié à l'heroic fantasy. Et en ce cas, il est bon de préciser que je n'y entrave pas grand chose, moi, à l'heroic fantasy. Je supposais que c'était comme dans tout, il devait y avoir de l'excellent et du très médiocre. Mais je ne pouvais m'empêcher d'éprouver une forte répulsion à la vue des thématiques. Question d'instinct, vous comprenez.

Selon le titre, il y a de toute évidence des gloutons et des dragons. Ce qui laisse sous-entendre que la mangaka a eu l'étrange audace de rajouter une partie gustative à l'heroic fantasy. La mangaka, Ryoko Kui mélange des ingrédients douteux en espérant une réaction chimique, mais la chimie expérimentale, ça se termine parfois en explosion carabinée. Alors disons le (moi je l'ai dit en tout cas) tout était prédisposé à merder en beauté.

Et contre toute attente, la farce prenait sens : plus ma lecture avançait et plus je renonçait à protester, la dernière lueur de mépris qui me restait se carapatait vers le bout d'un long tunnel. J'essayais de la rattraper, en vain. Les preuves irréfutables s'accumulaient, me faisant l'effet d'un violent genou dans les joyeuses, «joyeuse» étant un doux euphémisme pour parler d'une lecture de ce calibre.

J'allais de surprise en surprise, G&D repoussait graduellement les limites de ma stupéfaction. Ce n'était pas une simple pépite que j'avais sous les yeux, non, mais bien une mine d'or à part entière. Une mine d'or bien cachée, injustement reléguée à l'anonymat, ce qui la rendait encore plus inestimable. Alors, aujourd'hui, pour me faire pardonner mon jugement hâtif, je vais tenter de lui faire honneur avec toute l'élégance du bon perdant.

G&D est un récit si original dans sa simplicité qu'il paraît émaner d'un autre monde. Quatre aventuriers - anciennement six - explorent les différentes strates d'un donjon. (Quatre étant le nombre idéal de personnages principaux, afin que tout le monde puisse recevoir suffisamment d'exposition.)

À l'approche de chaque repas débute une chasse aux monstres farfelue. Ils tenteront de dompter faune et flaure dans l'unique but de se sustenter. Ils cuisineront absolument tout ce qu'ils trouveront, à tort, à travers, et parfois à raison. C'est à qui imaginera les recettes les plus tordues. Et autant vous dire que le bestiaire est fichtrement bien fourni. Voilà ce qu'est G&D, dans les grandes lignes en tout cas.

Les expériences culinaires douteuses sont à G&D ce que le sable est à la plage ; advienne que pourrave, les pires mélanges seront de la partie. Le contenue de l'assiette varie, le plaisir de lecture, lui, jamais. Les recettes sont toujours minutieusement bien préparées. Mon fanatisme occulte sûrement le négatif, mais certains mécréants, eux, cracheront sans vergogne dans la soupe, et n'oublieront pas de vous souligner un côté - faussement - répétitif dans la chasse aux monstres et l'art culinaire.

Premièrement, j'ai de solides raisons de me méfier de ces maudits dégénérés. Et à ce beau ramassis d'âneries, je réponds que chaque plat est nécessaire. D'une case à l'autre, que du bon, rien n'est à jeter. Chaque repas apporte systématiquement son petit plus humoristique à l'aventure, la troupe étant partagée entre appétit et dégoût. (Il faut dire que la faim n'est pas toujours une bonne conseillère). Toutes les recettes sont structurées façon livre de cuisine, agrémentées d'un côté rpg. Les apports nutritionnels de chaque festin y sont détaillés méticuleusement ; délicieusement ; et de manière quasiment encyclopédique.

Et deuxièmement, pour ceux se plaignant de la chasse aux monstres, je leur balance l'argument imparable : elle nous permet d'en apprendre toujours plus sur la faune et la flore locale. Ne comptez pas sur moi pour vous divulguer les détails croustillants, mais Ryoko Kui excite son imagination comme personne, sans que jamais ne se tarisse le flux de sa créativité. La conception de certains monstres vaut son pesant d'oléagineux, chaque creature rencontrée étant l'occasion pour chef Kui d'incorporer une idée neuve à son récit.

Et que dire de la façon de les abbatre... les méthodes employées font preuve d'une extravagance ahurissante. Ma découverte de ce momument remonte à un an, et ces affrontements là, je pourrais encore aujourd'hui vous en faire le déroulé avec une exactitude déconcertante. Oubliez tout ce que vous savez des combats lassants propre au manga, fini les violences imbéciles. Ici, la stratégie est une recette qu'on suit à la lettre.

Jusqu'à présent, je n'ai évoqué qu'un concept, mais un scénario fait également acte de présence, se mutant par la suite en intrigue palpitante. Il ce sera fallu d'un chapitre, un seul, pour que le décor soit planté ; les enjeux soient posés. L'acceuil est plutôt réussi. Toutefois, l'honnêteté m'intime d'admettre que le titre manque - légèrement - d'ambition dans son amorce. Je vous fais le topo du chapitre 1 :

Des idiots s'engouffrent dans les différentes strates d'un donjon afin de sauver Farynn (la sœur de l'idiot en chef) avant que celle-ci ne soit définitivement séparée de la vie. Ils comptent bien lui mettre le grappin dessus, et fissa, puisque la dite sœur s'est retrouvée prisonnière de l'estomac d'un dragon... les sucs gastriques de ce dernier auront bientôt raison d'elle. Durant l'opération de sauvetage, les vivres commenceront à manquer, ils seront rapidement tenaillés par la soif et la faim. Et miam-miam, vous connaissez la suite.

Le dessin quant à lui, n'est pas exactement ce que l'on pourrait appeler un temple de l'élégance, il est entaché d'inspiration occidentale ; et curieusement, je n'y trouve rien de repoussant. On n'en prend pas plein les mirettes, mais je le trouve agréable à regarder, surtout les faciès, qui deviennent désopilant lorsque la situation l'exige. Le découpage est somme toute classique mais pas mauvais pour autant. Le trait est minutieux, sobre et fonctionnel. Ryoko Kui bénéficie d'une technique efficace, larguant moultes détails à qui voudra bien les voir.

L'œil se doit d'être attentif, une lecture de G&D se veut longue et jouissive. Des informations sont disséminées dans les moindres recoins. Et ces informations, on les ingurgite gaiement. Le texte est dense et pertinent, pas une bulle de trop, ça fait toujours mouche. Les quatre comédiens ont de la repartie, ils sont en symbiose mais se coupent toujours en quatre lorsqu'il s'agit d'animer l'aventure.

Comment décrire ces types-là ? Ce sont des agités du bocal. Disons qu'ils ont tous la panoplie du debile profond dont on aurait lesté le crâne avec une pelleté de fumier. Ils parviennent à générer des situations hilarantes, et parfois même enrichissantes, qui resteront unique dans l'histoire du manga. Pour qui a le courage de les supporter, ils sont une source permanente de poésie. Une poésie sans concession, résolument absurde.

Laissez-moi vous les introduire plus en détail :

Laios. Race : humain.

Il nourrit une passion pour les monstres. Et accessoirement, c'est le meneur, il entraîne sa troupe dans le sillage de sa connerie. Véritable synthèse du chaos, son estomac travaille plus vite que sa pensée. D'un naturel excentrique, il est naïf, maladivement curieux, et d'une insouciance à faire peur. Il n'est pas préposé à régler les problèmes mais plutôt à les créer. À ces problèmes, Il finit immanquablement par trouver des solutions qu'aucune personne normalement constituée n'aurait imaginée. Il n'est pas exagéré de dire qu'il est un peu la figure de proue de l'équipe.

Senchi. Race : nain.

Un artisan extraordinaire. Solidaire, attentionné et expérimenté. Il possède un profil paternaliste, et veille à ce que tout le monde mange équilibré. D'un temperament excessivement méticuleux, il a fait de la cuisine l'œuvre de sa vie. Il possède un charme brut et nature, ne manquant aucune occasion pour étaler sa science culinaire. Il n'est pas exagéré de dire qu'il est un peu la figure de proue de l'équipe.

Marcyle. Race : elfe.

Craintive, et expressive (sa trombine faisant l'objet de nombreux mèmes sur les réseaux non-francophones) elle n'en finit plus de désesperer aux côtés de Laios et Senshi. Elle pète régulièrement toutes sortes de durites, et possède malgré elle, des gènes de comique assez développé. Ellle est particulièrement gauche, et a tout d'une grosse tanche en sorcellerie. L'inefficacité étant chez elle une aptitude comme une autre. Il n'est pas exagéré de dire qu'elle est un peu la figure de proue de l'équipe.

Tylchak. Race : halfelon.

Faible et rusé, il appartient au registre des inoffensifs. Innofensif ne voulant pas dire inutile, il fait déferler son savoir-faire dès que la situation l'exige, aucune serrure ne lui résiste. Ses compétences techniques sont d'une grande aide pour la troupe. Légèrement en retrait par rapport à ses acolytes, c'est l'éternel second couteau. Il sait se montrer cassant et consacre une bonne partie de son énergie à canaliser celle des autres. Il est exagéré de dire qu'il est un peu la figure de proue de l'équipe, il est plus Robin que Batman dirons-nous.

Leurs bouffonneries frappent toujours au moment opportun. Sur chaque page, s'étale de purs moments de poilade dont l'exaltation immaculée surpasse amplement ce que j'ai pu lire jusqu'à présent. Le sérieux dans l'absurde, voilà ce qui défini le mieux l'esprit du manga. L'humour est fin et décapant, sans jamais avoir à forcer le trait, ou que ces énergumènes ne versent dans le pipi-caca, salace, dégoulinant de malaise.

Mais Gloutons et Dragons ne se résume pas qu'à eux quatre. À ce groupe hétérogène, viendra s'opposer d'autres individus, et tout aussi atypiques. Les spécimens en tout genre sont légions à l'intérieur du donjon qui, à l'image d'un oignon - merci Spotify - est constitué de plusieurs couches. Des strates qui n'en finissent pas de se dévoiler sous nos yeux stupéfaits par l'ingéniosité ambiante. Les concepts les plus improbables s'y trouvent et s'imbriquent parfaitement les uns dans les autres. L'ensemble étant en perpétuel évolution, un véritable écosystème s'y est développé. La petite troupe crapahute en ces murs avec une élégance qui leur est propre, mais les apparences sont parfois trompeuses. Ça a beau être drôle, ce ne sera pas tout sucre pour autant.

Rappelons que jusqu'ici, ils suivaient 2 routes à la fois :

(1) Sauver Farynn.

(2) Assurer leur propre pitance.

L'un n'empêchant pas l'autre, mais force est de constater que le graillon prend souvent le pas sur le sauvetage puisque le problème (1) ne peut fatalement être résolu si le problème (2) persiste. Un sac vide ne tient pas debout paraît-il.

G&D prend son temps pour dévoiler tout son potentiel de séduction. Quelques indices - des détails à priori anecdotiques se révélant essentiels par la suite - ont été semés au préalable, mais le changement radical de ton ne s'opère qu'à partir du tome 5. La fine équipe sera alourdi d'un nouveau fardeau à l'arrivée d'une figure maléfique qui, dans ses intentions, ne le sera peut-être pas tant que ça. L'œuvre prend un tournant innatendu, tandis que l'intrigue - plus épaisse qu'initialement prévue - prend le pas sur la bectance. L'équilibre des saveurs est à présent, plus pimpant que jamais.

Le masque de la gaieté tombe, révélant un visage bien plus sombre. Alors qu'à force de cuisiner l'innomable, tout le monde - lecteur y compris - semblait avoir oubliés ce pourquoi ils étaient censés être là... Ryoko Kui marque le coup avec fulgurance, en s'émancipant des règles qu'elle s'était jusqu'ici imposée. Elle casse une éventuelle lassitude, et n'hésite pas à détruire ce qui pouvait ressembler à une structure narrative, en proposant une nouvelle recette, cette fois-ci plus sérieuse, plus ambitieuse. Les possibilités s'élargissent, semblants quasiment infinies.

Ryoko Kui dicte le rythme de son intrigue à la manière d'un chef d'orchestre, c'est prodigieux. Les détours n'étaient là que pour mieux nous rassasier. En plus d'être ô combien divertissant, G&D se paye le luxe d'avoir autre chose qu'une passoire mitée en guise de scénario, ce qui est assez rare pour être souligné. L'œuvre se redynamise à tel point que la situation paraît maintenant peu propice à la plaisanterie, et pourtant il n'en est rien. Ça devient certes épique, mais en conservant un humour toujours approprié et bienvenue ; collé à l'œuvre comme une fiente à son poisson rouge. Car l'humour, voyez-vous, n'est pas un simple vernis, c'est l'ossature elle-même qui en est imprégnée.

Je ne vais pas vous faire un inventaire de tout ce que j'ai trouvé merveilleux. Ou si plutôt, faisons-le : l'ambiance ; les dialogues ; la finesse des bouffonnerie ; l'innovation permanente ; l'architecture invraisemblable du donjon ; la diversité du bestiaire ; la complexité insoupçonnée du scénario ; la richesse d'écriture des personnages dépassant outrageusement le cadre de leurs archétypes respectifs. Cet assemblage de qualités hors-normes fait que je me suis instinctivement attaché à l'œuvre et à l'ensemble de la troupe. J'aimerais les rejoindre, m'élargir moi aussi l'estomac en m'empiffrant avec eux, presque en «famille». J'ai lu et vécu tant de situations mémorables à leurs côtés que non, il n'est pas déconnant de parler de «famille».

En étant gentil, je qualifierais G&D de brillant. En étant sévère, je dirais brillant également. J'ai beau tapoter partout pour voir où ça sonne creux, je ne trouve pas de réel reproche à lui opposer. Je maintiens mon 9/10 tant que l'œuvre est en cours, mais j'aime à penser qu'aucun défaut ne pourra faire de l'ombre à sa flamboyance immaculée.

Heroic fantasy, gastronomie, humour. Tout cela constitue une splendide mosaïque sur laquelle Ryoko Kui vient s'appuyer pour divertir ses lecteurs. Elle propose un concept simpliste qu'elle élève habilement au rang de légende. De mémoire de lecteur, je n'ai jamais vu un(e) mangaka faire aussi grand avec aussi petit. C'est aussi stupide que maîtrisé. C'est indécent d'ingéniosité, à vrai dire, le manga n'est fait que de ça.

Je croise les doigts pour que G&D me tienne la jambe et le cœur, encore de nombreux tomes durant. Et j'espère avoir brassé suffisamment d'air pour transformer mon invitation courtoise à la lecture en demande officielle. Il y a à boire, et à manger, les cerveaux biens remplis y trouveront leur compte. Pour les autres, je ne peux rien pour vous.

Je pourrais vous en raconter encore, vous savez. Mais, le mieux serait que vous le lisiez, le Gloutons & Dragons. En espérant qu'il croule un jour sous des commentaires élogieux autres que les miens. Donnons lui ensemble, de la voix à en faire s'effondrer les murs. Il mérite bien ça.

PS : il persiste sûrement une pelleté de fautes d'orthographe, de grammaire, et de syntaxe. Mais je fais confiance à la voix de la culpabilité - c'est à dire vous - pour me rappeler de corriger tout cela.

Tacosavate
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le 18 févr. 2023

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