Être une femme libérée (au Japon), tu sais c'est pas si facile...

Après Lady Snowblood et Le Fleuve Shinano, c’est au tour de Fleur de l’ombre d’être joliment édité en deux épais tomes d’environ 500 pages par les éditions Kana qui s'évertuent à nous faire découvrir en version intégrale les chefs d’œuvres de Kazuo Kamimura. Certainement la meilleure des manières de se plonger dans un des nombreux portraits de femme signé du prolifique maître japonais, disparu prématurément en 1986 à l’âge de 45 ans.


Ça parle de quoi ?


Sumire a 20 ans, un amant marié et un boulot de vendeuse dans un genre de Bon Marché tokyoïte qui ne la passionne guère. A la mort de sa mère, usée d’avoir attendu toute sa vie un homme qui ne l’aimait pas en retour, Sumire se jure de ne jamais faire la même erreur. Elle sera forte et ne succombera jamais aux sirènes de l'amour. Consciente de son pouvoir de séduction, elle décide alors de monétiser ses charmes pour devenir une femme indépendante dans un Japon qui, dans les années 70, ne l'autorise guère.


Pourquoi j'adore


"Je voulais m’épanouir discrètement… Pas une fois je n’ai songé me montrer au soleil car j’ai vu la forme étrange que prennent les fleurs de l’ombre en quête de lumière, et je sais qu’il ne me convient pas d’être éblouie." Belle et triste, Sumire porte en elle le chagrin de sa mère qui a passé sa vie à attendre que l’homme qu’elle aimait vienne lui rendre visite. Fruit de cette union illégitime, Sumire a grandi en développant une haine des hommes que s'exacerbe lorsque sa mère met fin à ses jours.


Pour se venger, elle décide d’embrasser une carrière de femme entretenue. Mais dans son cas, il sera assumé et surtout, dépourvu de sentiment. Une manière d’échapper à sa condition, commune à toutes les femmes dans le Japon des années 70, soucieuses de se trouver un homme pour subvenir à leurs besoins. Mais sous une apparente douceur, Sumire se révèle être un être froid, cruel et vengeur, prêt à tout pour faire payer les hommes qui la désirent. Ainsi, elle n’hésite pas à prévenir son amant qu’elle va avorter de son enfant pour se venger de sa lâcheté.


Comme dans Le Fleuve Shinano et la plupart des récits de Kamimura (Maria, L’Apprentie geisha ou Lady Snowblood), Fleur de l’ombre se concentre sur le destin tragique d’une femme. Et nul autre mangaka n’aura aussi bien compris leurs dilemmes. Car pour ce maître du gegika (manga adulte et réaliste aux accents souvent dramatiques) qui fût l’assistant d’Osamu Tezuka (dont les plus beaux albums viennent d’être magnifiquement réédités aux éditions Delcourt), ce nouvel opus, publié au Japon entre 1976 et 1977, est une nouvelle fois l’occasion de dénoncer la statut peu enviable des femmes dans son pays, écartelées entre ses traditions et des mœurs occidentales insufflées pendant l’occupation américaine. Une œuvre au romantisme très littéraire, porté par l’esthétique reconnaissable entre mille de Kamimura, doté d'un trait aérien et d'un sens du cadrage inégalé qui frôle l'abstraction sur certaines pages. Un album poétique, bouleversant de réalisme et de désespoir.


C’est pour vous si...


… vous connaissez le maître Kamimura. Pour les autres, il n’est pas trop tard pour découvrir ce génie du manga adulte, encore trop méconnu en France. Notez que le premier tome d’un autre titre de Kazuo Kamimura, sexuellement très explicite et intitulé Les Fleurs du mal vient de sortir dans une très belle édition au Lézard noir.


Critique publiée sur franceinfo.fr / Pop Up'.

Elodie_Drouard
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le 25 févr. 2019

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Elodie Nelson

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