Charles Masson, médecin ORL, nous offre un pavé-roman graphique de quelque 430 pages sur Mayotte, cette île (administrativement française) de l’Océan Indien qui n’a pas suivi le reste de l’archipel des Comores dans son accession à l’indépendance en 1975. Les Comores ont un PIB par habitant de 830 dollars par an, et Mayotte 6600, soit huit fois plus élevé. Cette situation attire un flux continuel d’immigrés clandestins venant des Comores, et spécialement d’Anjouan (l’île des Comores la plus proche, qui est quand même à plus de cent kilomètres). Parmi ces immigrés, beaucoup de femmes en passe d’accoucher, pour bénéficier de l’encadrement médical financé par la France.

Le récit de Charles Masson a d’énormes vertus. Sa connaissance poussée de Mayotte, de ses coutumes et de ses problèmes, nous vaut mainte description intéressante de la vie sur cette île. Son dessin, aux formes simples mais efficaces (fignoler sur 430 pages supposerait dix ans de travail !), nous est livré dans ce noir et blanc (encre de Chine et page écrue) qui sait conserver les physionomies, les expressions, les personnalités d’un bout à l’autre. Le trait de José Munoz, par comparaison, est moins efficace par ses déformations et ses contrastes excessifs entre le noir et le blanc.

Paysages ruraux et urbains, animaux, costumes, cérémonies, cet album est un peu une encyclopédie de Mayotte, et on en goûtera le charme documentaire. Au premier chef, les angoisses et les dangers que connaissent les femmes qui tentent de rallier clandestinement Mayotte en « kwoiça-kwoiça » (scènes brèves insérées en contrepoint des autres narrations : pages 114-115, 142-143 (noyés rejetés par la mer), 222-223, 330-331, 432-434). Problème du paludisme, du chikungunya, dit « chik » (page 227). Cérémonie de patrosi ou patrousa (pages 346-349).

Au fil du récit, divers personnages, assez souvent issus de France métropolitaine, racontent leurs aventures à Mayotte au gré de dialogues très réalistes et bien rythmés.

Par contre, Charles Masson est un militant immigrationniste convaincu, et s’il met en scène des personnages de toutes idéologies et de tous bords politiques, il est clair que sa préférence va au catéchisme de gauche qui collectionne toute la panoplie des idées angéliques, généreuses, oblatives, émancipatrices, égalitaristes, féministes (pages 334-335, 338), anticléricales, athéistes (pages 338-344), sur fond d’esprit boy-scout rêvant de se dévouer pour tirer autrui de la détresse. Déjà, le titre de l’album doit alerter le lecteur sur la fonction de propagande de cet ouvrage ; ça ne rate pas, la leçon de morale est au moins aussi chiante que la liste des vertus cardinales dans la théologie médiévale, ou que les consignes de Mao pendant la Révolution Culturelle.

L’habileté propagandiste de cet album, c’est que, par son réalisme au plus près du vécu et de l’observé, Masson nous fait croire que tout ce qu’il raconte relève de la même « objectivité » matérielle. Las ! Quand ses personnages préférés s’engagent dans des discussions politico-moralo-misérabilistes, on croirait entendre un enregistrement de la verbocratie soixante-huitarde, telle qu’elle était pratiquée à La Sorbonne ou à Nanterre : même désir de foutre en l’air le contrôle de l’Etat, même inconscience de la nécessité de fonder les idéaux sur des ressources matérielles bien concrètes et bien dénombrables, même cynisme agressif et injurieux pour tous ceux qui ne partagent pas leurs idées. Les Blancs qui se la coulent douce sont des « cons » et des « médiocres » (page 123) ; eux, les intellos de gauche, au moins, vrais aristos de la pensée, peuvent se permettre de juger les autres ! Ce rêve infantile d’un paradis où tout serait gratuit (le soixante-huitard « jouir tout de suite ») est sensible pages 213, et pose les généreux médecins en divinités bienfaisantes vis-à-vis des démunis qui les consultent.

On soulignera les délires qui vont avec l’immigrationnisme fanatique : les gosses mis au monde vont « repeupler » la France (page 216) : on ne savait pas la France si déserte, alors que les dernières terres agricoles disparaissent sous le béton et le goudron pour bâtir des « cités », dont chacun sait qu’elles ignorent le chômage... L’idéalisation d’une France qui intègre ses immigrés (le mot « République » est supposé être synonyme d’ « ouverture civilisatrice », preuve que les mythes les plus anciens ont la peau dure, même à gauche !) est sensible pages 216 à 219. « C’est pas ça la France ! » quand les flics font la chasse aux clandestins (pages 230-232). Eh ! Chacun sa France, mon gars ! Tu voulais pourtant qu’elle soit « diverse », non ? Eh ben, tu es servi ! On apprend que les individus de cette mouvance sont avides de culpabilisation, et se croient obligés de porter la responsabilité morale d’évènements survenus bien avant leur naissance (la collaboration de 1940-1945, page 241, collaboration d’ailleurs assimilée sans plus de façons aux tentatives de combattre l’immigration clandestine : quelle profondeur de pensée !). Exemple typique de cette arrogance idéologique : le petit con qui fait la leçon aux vieux qui ont connu la Deuxième Guerre Mondiale (pages 242-244) : c’est fou à quel point on peut être un valeureux résistant quand on est né 50 ans après les évènements ! Avec des mecs de cette trempe, Hitler, à tous les coups, n’aurait jamais franchi le Rhin, non mais sans blague !

Aussi se sent-on investi de la mission de « corriger les conneries de la France » (page 254, 408-412). A aucun moment, on ne se demande ce qui fait qu’en France, on « mange tous les jours » (page 412), et pas à Mayotte : la véritable remise en cause de la misère, ne comptez pas sur les intellos de l’album pour y procéder ; ceux-là, ils se contentent de chouchouter ceux qui leur arrivent chaque jour par tombereaux, sans espoir que ça s’arrête un jour. Et quand la philo de comptoir s’en mêle pour justifier de telles envolées d’indignation, c’est curieux, mais j’ai la nausée (pages 411 et 412). Et on retombe sur des lieux communs, style, « finalement, on est tous frères puisqu’on est des humains » (pages 416 à 418). C’est curieux, ces athées militants me rappellent un mec qui racontait des trucs comme ça, il y a deux mille ans.

Qu’on vérifie : pages 44-45 : une critique de la notion de « seuil de pauvreté » qui ne détonnerait pas dans « Le Petit Livre Rouge ».
Et, si l’on regarde l’ensemble, Masson met en scène quatre types de comportements, taillés à la hache et caricaturaux, dont il montre les ressorts avec un didactisme tout brechtien :
• les copains gauchistes déjà évoqués
• un mec trentenaire de droite, bénéficiant d’un métier rémunérateur (agence téléphonique), au physique bouboule et empâté, genre celui qui rêve d’une chaumière et d’un cœur (pages 74-76), mais qui n’attire les femmes que parce qu’il a du pognon, parce que, pour le reste, hein (pages 286-290)... Sa destinée, marquée par l’échec sentimental, est présentée comme tournée vers le passé (ses parents, son amour du Lycée, pages 70-73, 428), et comme incapable de comprendre les femmes noires. Apprécions : seuls les gauchistes peuvent comprendre les Noirs. Ses idées de fierté culturelle nationale sont tournées en dérision par l’usage d’un langage pompeux et ridicule (page 158 – 161).
• Les Noirs eux-mêmes, souvent des immigrés clandestins venus d’Anjouan, souvent des femmes. Attendrissantes dans leurs malheurs lors de leurs traversées maritimes clandestines, elles se font souvent exploiter sexuellement (prostitution publique ou privée, page 80). Ce qui limite la sympathie qu’on peut leur vouer, c’est leur aspiration assez lamentable aux produits de grand luxe qu’elles se font payer par le mec du jour (pages 310-314) . Perso, je serais pauvre, je commencerais par m’assurer que je vais bouffer et me loger demain, et pourquoi pas dans les dix ans qui vont suivre... Ici, c’est Chanel, Guerlain, Kenzo, Versace (pages 358-360). Le capitalisme consumériste a complètement aveuglé ces pauvres créatures, au point de renverser leur système de valeurs. Vous me direz, elles ne sont pas les seules. Tu parles d’une consolation !
• Les Blancs présents sur Mayotte, souvent alcooliques, souvent en quête d’aventures sexuelles (pages 50-52, 122, 130-131, 168-179, 252-253, 277-279, 323),allant de la plus romantique à la plus cochonne. Pauvre humanité de défoncés (pages 116-118), d’obsédés, de brutes, de trafiquants, dressant un cynisme abject comme bouclier contre toute morale (page 157) ! Portrait-charge des « coloniaux » blancs bien installés, adipeux et prétentieux (pages 196-207).

Jolie galerie de portraits de boîtes de nuits pages 53 et 56. Les relations parfois problématiques des Blancs avec l’Islam populaire ambiant sont évoquées pages 164-165, 339-345. Evocation répétées des problèmes de papiers pour les clandestins (pages 182-190, 422-423). Beaux masques papous pages 414 et 415.

L’album ayant été élaboré juste après les réformes de Sarkozy tendant à contrôler l’immigration et à « faire du chiffre » en réexpédiant quarante clandestins par jour (pages 371-374), on trouvera quelques réflexions peu cordiales sur Sarkozy et ses copains (page 125, 235-237, 280-283). Critique de l’introduction de la « Sécu » à Mayotte (pages 263-269). Brutalités policières (pages 298-300). Mais les Mahorais n'ont pas l'air de partager les points de vue de Charles Masson : http://www.afrik.com/france-comores-les-mahorais-demandent-la-suppression-du-droit-du-sol .

Travail très intéressant, donc. Le lecteur avisé zappera les envolées idéologiques qui mènent dans l’impasse à peu près tous les protagonistes. Personnellement, j’ai tiré un enseignement de cette lecture : et si on donnait l’indépendance à Mayotte, là, maintenant, tout de suite ?
khorsabad
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le 21 oct. 2013

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