Devilman
8.2
Devilman

Manga de Gô Nagai (1972)

Rarement le désespoir fut si savoureux

Puisqu'on me l'avait présenté comme un monument de brutalité, de gore pour la finalité de l'hémoglobine, j'avais envie de me payer Devilman. Parti bille en tête avec l'idée de soupirer de dépit devant chaque démonstration de violence, j'ai pourtant retenu mon souffle. Même si graphiquement vieillot, Devilman laisse s'échapper par moments un rien de terreur qui a vite fait de s'engouffrer le long de votre épine dorsale. Certains plans me rappelaient d'ailleurs les dessins du maître de l'horreur Junji Ito qui, incontestablement, fut marqué par Devilman.


On ne juge pas un livre à sa couverture, encore moins à son titre. Connaissant un peu le palmarès de Go Nagai, j'appréhendais une œuvre de super-héros sortant mollement des clous où il ne serait question que de défendre la veuve et l'orphelin face aux hordes de démons venus déferler un à un sur terre. Un Kinnikuman vaguement plus maléfique en somme. C'est dire si je n'en attendais pas grand chose.
Alors, je suis tombé de haut. Très vite lancé dans la machinerie infernale, le lecteur est rapidement jeté dans les prémices de l'horreur. L'arrivée de Ryo a un quelque chose de légendaire. Il fait irruption soudainement pour nous plonger et nous imbiber dans quelque chose de foncièrement maléfique et glauque en abordant l'invasion prochaine des démons prêts à déferler sur terre. Rien de bon enfant à l'horizon.


D'abord un brin exaspéré par la frénésie sanglante du sabbat noir, le manga semblait alors prendre le parti que j'avais initialement envisagé, Akira affrontant rapidement quelques démons venus menacer la fille qu'il aime et en venant à bout par la force brute. Puis, l'intensité de l'action s'apaise pour laisser place à une épouvante insidieuse rappelant, là encore, les histoires courtes de Junji Ito. Plus subtils dans leur approche, les démons s'infiltrent discrètement en se substituant aux humains dont ils œuvrent à l'éradication. Cette invasion lente et invisible reste relativement bien amenée. Plus question de combats sanglants ; Devilman est impuissant face à cette manœuvre pernicieuse, les victimes se multiplient à un rythme lent mais inaltérable.


Le désespoir. Voilà ce qui imprégnera les cinq volumes de Devilman. On doute de la capacité du héros à pouvoir endiguer cette invasion qui le dépasse et face à laquelle il ne pourra d'ailleurs pas grand chose. On doute d'autant mieux que Ryo, celui-là même qui l'a entraîné dans cette guerre, est le premier à renoncer à tout espoir. Il en est certain et en jubile même : l'humanité est foutue. Elle l'est d'autant plus qu'elle en vient très rapidement à se tirer dans les pattes maintenant que la peur lui tenaille les tripes.


La paranoïa, la terreur la plus absolue et la certitude que l'issue de ces péripéties sera macabre, Devilman prend un peu plus forme chapitre après chapitre, nous aspirant dans cette frénésie du désespoir qui ne s'accentuera que jusqu'à parvenir aux drames ultimes. C'est l'humanité qui sera en définitive responsable de sa propre perte, un peu plus irrécusable jour après jour. Satan ne corrompt que les âmes corruptibles ; ce n'est qu'en ce sens que ses légions sont nombreuses. Il est le prince de ce monde et, avec un zeste de terreur distillé sur la terre, il fait vaciller l'humanité pour régner en maître. Sa conquête est magistrale.
Quelques considérations philosophiques (néanmoins très téléphonées à ce jour) matinées du registre démoniaque à la sauce européenne (La Divine Comédie de Dante abordée dès le premier volume, Satan comme maître des démons...) donneront encore plus de corps à l'œuvre. Non, décidément, Devilman n'est pas un manga de superhéros. Akira sera même laissé au second plan la plupart du temps pour laisser place aux chroniques d'un monde en pleine déliquescence. Rien à aucun moment ne laisse suggérer qu'une issue favorable puisse se profiler pour sauver l'humanité.


Tout va très vite à compter du premier chapitre. C'est en principe quelque chose que je valorise, trop de mangas (Seinen et Shônen confondus) se sclérosent à ne faire avancer leur intrigue que trop lentement pour prolonger artificiellement la trame là où elle gagnerait à aller droit au but. Cependant, dans ce cas précis, c'est un tort. Bien des éléments auraient pu gagner en intensité si Go Nagai avait su prendre le temps de développer. Le drame de perdre d'innombrables personnages massacrés atrocement se serait voulu plus douloureux dans l'éventualité où lesdits personnages avaient pu bénéficier de davantage d'exposition. En cinq volumes et, considérant le propos du récit, nous n'avons pas le temps de nous attarder sur qui que ce soit. Même Akira, pourtant le personnage principal, n'aura que trop peu l'occasion de briller.
Afin que la peur qui s'instille dans le cœur et les esprits des hommes soit plus probante aux yeux du lecteur, il faut que lui-même la ressente. C'est un travail de sape psychologique qui prend du temps à s'établir.


En plus de ce travail de développement, fut éludé la phase de recrutement des autres Devilmen chargés de seconder Akira dans sa lutte. Aucun ne sera même nommé. Il n'y en a au final que pour l'intrigue et les rouages qui l'amorcent sont hélas négligés dans les grandes largeurs.


Devilman aurait gagné à s'étendre sur trois volumes supplémentaires afin de palier à ces manques regrettables.


Junji Ito fut évoqué comme l'un des auteurs s'étant manifestement inspiré de Devilman mais une œuvre précise n'a cessé de se rappeler à moi page après page : le Kiseijuu de Hitoshi Iwaaki. Aux démons se sont substitués les parasites mais l'idée est la même. J'irais même jusqu'à prétendre que Iwaaki a su précisément corriger les carences de Devilman sur le plan du développement des personnages. La paranoïa n'en était que plus délectable.
Si ce n'est la fin qui n'est clairement pas à la hauteur de ce que Go Nagai nous offrit avec son manga, Kiseijuu (Parasite) se veut à mon sens le parachèvement abouti de Devilman. Pour cette raison, je le recommande chaudement.


Afin de conclure la critique d'une œuvre si courte et pourtant si marquante, je vous rappellerai que l'antagoniste principal n'est ici ni plus ni moins que Satan en personne. Selon la Divine Comédie de Dante, figure sur la porte menant à l'Enfer l'avertissement suivant : «Toi qui entre ici abandonne toute espérance».


Toi qui ouvriras les cinq tomes de Devilman, n'en attends pas moins.

Josselin-B
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le 2 déc. 2019

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Josselin Bigaut

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