Précieux rappel sur le fait que même les moches ne sont pas prêts à sortir avec un moche.

Nouvelle collaboration fructueuse entre Hubert et le couple Kerascoët après l'intéressant projet adulte Miss Pas Touche (et sa deuxième histoire pas folichonne mais trop sous-estimée), Beauté semble trop souffrir de la comparaison avec le précédent projet des Keras, Jolies Ténèbres (excellent), et est trop facilement réduit à être présenté comme un détournement de codes de contes pour enfants, assombris pour l'occasion. Outre le fait que Jolies Ténèbres était scénarisé par Velhmann et qu'il n'y a donc pas de continuité d'intention de la part du couple de dessinateurs (en dehors du choix de l'histoire à illustrer, ici motivé par la volonté de recollaborer avec Hubert, et donc non pas de tout simplement retrouver chez n'importe quel auteur une histoire qui pourrait surfer sur la tendance), je trouve que la démarche est ici différente.


Là où Jolies Ténèbres présentait une histoire volontairement dérangeante qui cherchait le décalage avec les inspirations de base du genre pour offrir une expérience troublante à un public plutôt âgé (même si ça pouvait aussi être lu par des enfants, c'est important qu'ils soient parfois choqués et remués pour les empêcher de devenir apathiques), Beauté essaye plus d'être un conte qui refuse la fausse naïveté et la simplicité morale devenue inhérente au genre tel qu'il est aujourd'hui. Et ce refus, il l'affiche dès le départ en abordant le problème délicat de la laideur physique avec un point de vue étonnamment franc, présentant son rejet non pas comme une forme d'intolérance basse et malveillante (même si la bd s'ouvre sur des lieux communs d'enfants qui se moquent etc) mais avec un point de vue qui montre la légitimité de ce rejet aux yeux de personnes qui n'ont pas à se soucier de ce problème et qui, sans être foncièrement mauvaises, cherchent juste à vivre une vie idéale belle et tranquille à l'écart de personnes qui pourraient entacher le tableau rêvé. Sans vouloir résumer des scènes, disons que des passages saisissants se dégagent des moqueries grossières visant à remplir les quotas de réflexions simplettes du magazine Spirou pour montrer certains personnages accepter sans broncher la laideur de Morue et prenant juste pour fait acquis que sans avoir à être méchants avec elle, il est évident de s'en éloigner (le "Moi, danser avec Morue ? Ahah mais tu es folle !", lancé innocemment). Et ça, Hubert parvient à l'écrire avec beaucoup de finesse au travers par exemple d'une seule planche qui montre la confrontation (sans l'expliciter avec un procédé de case opposée à une autre) entre la solitude de la fameuse Morue qui repart bredouille d'un bal et une scène de vie ordinaire de brouille de jeune couple insouciant qui désamorce en une case le non-drame en se faisant un câlin de réconciliation, pour montrer l'inconsistance de la légèreté refusée à Morue par des gens qui se font responsables de sa condition de paria rien en cherchant juste à vivre heureux.
C'est assez osé et ça va plus loin que l'évidence de la dénonciation de la "société des apparences" que l'on pouvait attendre.


Assez osé, comme écrire un personnage principal censé être attachant (rejetée par tous pour des raisons dont elle n'est pas responsable, on doit bien sûr être dans son camp) avec une complexité qui se rapproche d'une personne humaine : devenue la plus belle femme de l'histoire, elle n'oubliera jamais la douleur des filles moches et réconfortera celles qu'elles rencontrera, mais elle n'hésitera pas à faire payer au prix fort avec une cruauté plus qu'explicitement affichée sur son visage (je n'ai pas parlé du très beau trait des Keras mais j'en profite pour dire que niveau caractérisation physique des personnages et création d'expressions, ils sont au taquet de pas possible, avec deux trois traits ils font naître des merveilles) les gens qui lui ont fait du mal. Sans compter que même laide, Hubert nous montre que nous l'avons jugé sur son physique : la prenant de pitié, le lecteur s'étonne de voir que derrière une femme censée être bonne (car les moches doivent forcément compenser par de l'intelligence et un bon coeur et ne deviennent pas des petites merdes aigries et grosses qui dessinent des trucs de mangas en cours et qui squattent le cdi en groupe de moches c'est bien connu) se trouve quelqu'un de futile, stupide et orgueilleux.
Et pas entièrement mauvais pour autant. Acceptation de la complexité des psychologies donc.


Bref, je vais pas m'étendre dix ans, en dehors de ça on a une bonne intrigue qui effectivement, pour un lectorat jeunesse, est assez audacieuse : folie, suicide, morts brutales de personnages (sans jamais sombrer dans le choquant graphiquement), misère sociale représentée sans dissimulation, moralités complexes ou encore passages qui peuvent déranger d'une façon plus insidieuse, comme voir le premier homme rendu fou par la beauté infinie de Morue, un vieillard miteux, lécher le mirage d'elle qu'il voit ivre dans son verre de bière.
La bd a son lot d'images marquantes et bien pensées (et je ne parle pas qu'en terme de choc, qui reste minoritaire même si bien présent) et le support de son histoire plutôt classique est très bien utilisé pour donner une foule de trucs sur lesquels parler, d'ailleurs je suis déçu de pas pouvoir le faire ici mais mon but c'est de vous donner envie de tenter l'histoire (et surtout de la faire tenter à des gamins), pas de faire une dissert (et en plus c'est pas non plus des trucs révolutionnaires c'est juste que j'aime bien parler sur les choses).


Pour les enfants, la bd est très bonne, suscitera des réflexions plus avancées que celles causées par une culture jeunesse aseptisée, que ce soit par les idées dégagées ou par l'exposition à quelque chose de plus audacieux que ce dont ils ont l'habitude (après faut pas être dupe moi-même j'ai été gosse à l'ère d'internet je sais que c'est pas les bisounours non plus mais c'est déjà ça).
Pour les adultes, on a quelque chose de sympa avec son lot d'idées intéressantes (sans compter que les méthodes de narration sont bonnes et instructives à analyser) même si le récit se perd dans une structure un chouilla répétitive, que de rares éléments sont sous-développés et que la fin est expédiée et pas stimulante.
Dans les deux cas, je pense que c'est une bonne lecture.


Je valide le choix de l'étage jeunesse de ma médiathèque.

PrincesseSaphir
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le 12 déc. 2015

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