C'est un article de journal lu en 1955 qui donne à Hergé l'idée scénaristique de son prochain album. En effet, stupéfait, le célèbre auteur découvre cette année-là, comme bien d'autres Européens, que les esclavagistes existent toujours... C'est un rapport de l'Ambassadeur de France en Arabie Saoudite qui a dévoilé le petit manège de ces trafiquants autochtones: aller prêcher auprès des populations pauvres d'Afrique converties à l'Islam en se faisant passer pour les émissaires de riches musulmans philanthropes, prêts à offrir à qui le veut le pèlerinage à la Mecque. Inutile de dire que ceux qui acceptent ne revoient plus jamais la terre qui les a vu naitre...

Seulement voilà, dénoncer auprès des petits lecteurs de Tintin un tel drame humain n'est pas, si l'on en croit les censeurs, une mission assez noble. Non, Hergé est encore considéré comme un effroyable raciste: les Noirs parlent toujours "petit nègre" (procédé, il est vrai, déjà un peu dépassé lorsque l'album sort en 1958), l'Emir envoie à son ami Tintin une lettre qui prouve sa mauvaise maitrise du français écrit (quelle horreur !) et Haddock ose traiter les Noirs de "Bougres de zouaves à la noix de coco" (quelle dépravation !) ! Non, là, c'en est décidément trop. Hergé est prié, lors d'une réédition en 1967, de corriger ces blasphèmes envers le genre humain, sans quoi il sera condamné à être pendu et brûlé vif en même temps. Prudemment, l'auteur cède... avec cependant un certain brio: les Noirs parlent un français correct mais un peu hâché, à l'instar de ce que l'on peut trouver dans les traductions françaises de romans américains à l'époque, l'Emir adresse à Tintin une lettre digne des poèmes d'Ibn Al-Roumi et la nouvelle insulte du Capitaine "Bougres d'ectoplasmes à roulettes" est finalement encore plus drôle...

Au delà de ces considérations sur l'hypocrisie raciale, que vaut l'album en lui-même ? Et bien, je suis heureux de vous annoncer que le Hergé des débuts est de retour, celui des retournements de situation abracadabrantesques ! L'histoire de "Coke en Stock" (le coke étant en fait un dérivé du charbon, il est étonnant que la censure ait autorisé Hergé à comparer indirectement les esclaves à des résidus de fossiles carbonisés !), l'histoire de Coke en Stock disais-je avant d'être interrompu par cette parenthèse, est une espèce de carnaval qui part dans tous les sens. A partir d'un vague objectif (heu... aider les gens ?) Tintin voyage de ci et de là en "enquêtant". De nombreux coups de pot le tirent d'embarras comme à la belle époque et une multitude de personnages des précédents albums ressurgissent, parfois pour un tout petit rôle, dans une farandole décomplexée paradoxalement au service de sujets graves. C'est cet équilibre entre une certaine forme de délire et la dénonciation des trafics à l'échelle planétaire qui rend cet album finalement très agréable. Une sorte de "Cigare du pharaon" qui aurait copulé avec le très documenté "Pays de l'Or noir". Oui, heu... désolé pour l'image.

Les nombreuses entorses faites au bon sens sont donc compensées par une subtilité d'humour particulièrement cynique. Ainsi, le Général Alcazar et l'Emir Ben Kalish Ezab, dirigeants déchus et amis de Tintin, sont sévèrement égratignés au niveau humain: Alcazar se sert d'un trafic d'armes pour reprendre le pouvoir dans son pays (il essaye d'ailleurs d'éviter le boulet Tintin en lui mentant lors de leur rencontre pour avoir la paix, sans succès évidemment) tandis que l'Emir dévoile à quel point le trafic d'êtres humains lui passe par dessus la cabeza. Du coup, le lecteur se voit invité à répondre à une question fondamentale: pourquoi Tintin se sent-il toujours obligé d'aider des bonshommes finalement si peu recommandables ? Évidemment, la morale est sauve puisque, au bout du compte, ces hommes d'état, sous l'action de Tintin, sont obligés d'embrasser de nobles causes: Ben Kalish s'oppose bon gré mal gré au trafic d'esclaves tandis qu'Alcazar, dans l'album des "Picaros" sauvera la vie aux amis de Tintin. On peut donc louer la finesse avec laquelle Hergé réussit à nuancer son habituel manichéisme en admettant tacitement que, en politique, le bien n'existe pas vraiment et que Tintin ne fait jamais qu'aider les moins mauvais parmi les chefs d'état. Cette prise de conscience est définitivement une des richesses de l'oeuvre d'Hergé, toujours présentée comme un sous-niveau de lecture.

Le thème de "Coke en stock" est donc particulièrement intéressant, les péripéties pleines de rebondissements ( le combat naval, plutôt captivant, même si je doute qu'un navire puisse faire machine arrière en quelques secondes...) et le personnage de Haddock particulièrement bien exploité. Pour être franc, si ce n'était cette multiplication agaçante de Deus ex machina (Oooh ! Une vague qui éteint l'incendie, Oooh ! J'ai réparé la radio en la faisant tomber...), on se retrouverait devant un très bon album de Tintin. Même la profusion des personnages secondaires n'est pas aussi gênante et vaine qu'on le dit: plutôt que proposer une rencontre directe avec un grand méchant à qui le jeune reporter pourrait asséner ses grandes tirades moralisatrices, Hergé tisse une vaste toile de misères humaines symbolisées par des visages connus des lecteurs, renvoyant aux aventures passées du gamin à la houppette et qui commence peut-être à lui faire prendre conscience du caractère donquichottesque de son combat: s'il peut changer les choses de temps en temps, Tintin semble condamné à être submergé par une menace de plus en plus tentaculaire, à l'instar de ce qui se trame dans le monde réel. Une menace qui finira par dévoiler l'impuissance intrinsèque du héros dans l'ultime case de ses aventures...

Enfin, un mot sur les dessins. Le Studio Hergé est pour ainsi dire irréprochable et propose des décors fouillées et crédibles malheureusement rarement exploités à bon escient. En effet, à part lors de l'arrivée des personnages en face d'un temple troglodyte qui rappellera de bons souvenirs aux amateurs d'Indiana Jones, la mise en scène pêche par un excès de sobriété. Nous sommes toujours "collés" aux personnages, presque limités dans notre champ de vision et ne parvenons jamais à retrouver le souffle du "Temple du soleil". Qu'à cela ne tienne, tout sera très différent dans le prochain album, que je peux d'ores et déjà dévoiler comme étant mon préféré. Attendez vous donc à une déclaration d'amour...
Amrit
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le 2 juin 2012

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