Chroniques de jeunesse
6.8
Chroniques de jeunesse

BD (divers) de Guy Delisle (2021)

Après avoir fait le tour du monde, Guy Delisle revient au bercail et c’est un voyage temporel qu’il nous propose dans le Québec de sa jeunesse, à une époque où, en tant qu’étudiant, il passait ses vacances d’été à travailler dans l’usine de son père pour se faire un peu d’argent de poche. Dans le style minimaliste qu’on lui connaît, l’auteur de « Pyongyang » représente la manufacture de papier géante tel un monstre antique crachant sans discontinuer non pas des flammes mais une fumée orange que l’on imagine peu odorante. Cette fumée omniprésente qui sera d’ailleurs un des seuls (et rares) éléments en couleurs dans cet ouvrage en noir et blanc, dont le t-shirt de Delisle, un gimmick graphique plutôt bien vu.


Cet immense complexe industriel est évidemment un monde en soi, avec ses propres codes et rites de passage, ses classes sociales, un monde composé d’individus très divers, du simple ouvrier employé à vie à l’intérimaire « en transit » comme Delisle. Dans cette galerie de personnages, il y a Marc, le beau gosse musclé un peu ambigu, dont l’objectif est de partir pour se consacrer à son sport « à fond », Jake, l’anglophone sympa étudiant en psycho qui connaîtra une fin tragique, ou encore le « grand gars chaleureux » à l’humour douteux chargé de former les étudiants… Et puis le père de Delisle qu’on verra peu, lui qui travaille dans les bureaux, loin du bruit et de la chaleur des machines, en tant que dessinateur industriel (ça ne s’invente pas). Un père un peu lunaire, accaparé par son travail, pas méchant pour un sou mais qui apparaît un peu comme un étranger pour son fils.


Guy Delisle se remémore le maniement de ces machines qui nécessitait une certaine dextérité et comportait des risques (en ce temps-là, la protection des ouvriers ne semblait pas être la préoccupation principale de la direction), et surtout cette étrange matière qu’était la pâte à papier, chaude et humide, d’une texture agréable, qu’il fallait retirer à la main lorsqu’elle s’accumulait dans les systèmes…


Si l’univers décrit est à des années-lumière des affinités professionnelles de l’auteur, il y a pourtant un point commun en y regardant de plus près. Comment notre bédéaste aurait pu exercer son travail sans papier, comment aurait-il pu diffuser ses œuvres ? Celui-ci n’exprime aucune nostalgie déplacée mais plutôt une forme de bienveillance, peut-être même de la tendresse, pour cette période de sa vie qui fut initiatrice en termes de confiance en soi. Tous ceux qui ont eu des jobs d’été se reconnaîtront forcément dans cette peinture sobre et humble d’un domaine assez méconnu et pourtant riche d’enseignement pour tout lecteur attaché au format papier, qui connaît bien la sensation si particulière qu’elle éveille en nous sur le plan du toucher et de l’odorat.

LaurentProudhon
7
Écrit par

Créée

le 17 févr. 2021

Critique lue 180 fois

Critique lue 180 fois

D'autres avis sur Chroniques de jeunesse

Chroniques de jeunesse
ryohji
7

Jolie Bobine

Un job étudiant dans une énorme usine. Certain d'entre-nous connaissent ça. C'est mon cas. Je retrouve beaucoup de ce que j'ai vécu, le temps de deux étés pour moi: un monde bruyant, étouffant sous...

le 28 janv. 2021

3 j'aime

Chroniques de jeunesse
MotorMike
7

Here comes the sun.

Après la Birmanie et Jérusalem, voici un autre 'voyage' en terre inconnue : l'usine de papier d'un job étudiant. Trois étés où s'enchaînent les rencontres passionnantes d'ouvriers tous différents,...

le 27 janv. 2021

3 j'aime

Chroniques de jeunesse
GuilhemEvin
8

Bonne impression

Vous avez toujours rêvé de découvrir l’univers mystérieux des imprimeries, ce monde plein papier et de gros rouleaux ? Probablement non. C’est pourtant le pari osé de l’auteur Guy Delisle qui nous...

le 25 nov. 2021

1 j'aime

Du même critique

Les Pizzlys
LaurentProudhon
9

Dans la peau de l'ours

Après avoir obtenu la récompense suprême à Angoulême pour son exaltante « Saga de Grimr », Jérémie Moreau avait-il encore quelque chose à prouver ? A 35 ans, celui-ci fait désormais partie des...

le 23 sept. 2022

13 j'aime

Jours de sable
LaurentProudhon
9

Apocalypse en Oklahoma

Cet album très attendu d’Aimée de Jongh est un véritable choc visuel et sensoriel, ce qui en fait assurément un événement pour cette année 2021. C’est à partir d’un fait historique un peu oublié, le...

le 19 juil. 2021

7 j'aime

Dédales, tome 1
LaurentProudhon
8

E.T., sors de ce corps !

Cinq ans après sa brillante trilogie « intoxicante », Charles Burns revient en force avec cette nouvelle série, où comme à son habitude, il part explorer les tréfonds les plus obscurs de l’âme...

le 27 déc. 2019

7 j'aime