Cache-cache bâton par Christine Deschamps

Quel foisonnement dans ce gros volume à la couverture alléchante ! Je l'ai acheté les yeux fermés, conquise que j'ai été par les précédentes sommes d'Emmanuel Lepage, dont le talent n'est plus à démontrer. C'est un maître conteur en même temps qu'un coloriste surdoué, un observateur eidétique et un poète patenté. Ça fait beaucoup pour un seul homme, il était temps de découvrir les fantômes dans son placard. En souhaitant revenir sur un épisode épique de son enfance, dans la France à la fois conservatrice et agitée de Pompidou, il ouvre la malle aux souvenirs : les quelques années qu'il a passées dans une sorte de communauté, ou d'habitat semi-collectif, quelque part dans une cambrousse bretonne un peu ébouriffée par l'arrivée d'idées nouvelles vite considérées comme révolutionnaires. Ses parents avaient décidé, avec quelques autres couples d'amis, de faire l'acquisition d'un vaste terrain sur lequel ils envisageaient de se faire construire des maisons voisines et de constituer un petit univers un peu clos pour leur permettre de mettre en pratique leurs principes généreux et vaguement hippies de catholiques désireux de s'ouvrir au monde. Un double mouvement d'ouverture et de repli, finalement, dont les incohérences leur ont permis d'approfondir leurs convictions, à la longue, en les confrontant à leurs frilosités résiduelles. Emmanuel Lepage prend le temps, dans une première partie relativement didactique mais pas ennuyeuse pour autant, de faire le portrait de chacun de ces pionniers idéalistes et de retracer leurs parcours, dans la France paradoxale des années 60. Son père, notamment, s'avère tout à fait archétypal, et on se réjouit qu'il ait fait taire ses scrupules à laisser son fils parler de lui, parce qu'en lui, on reconnaît énormément de gens proches qui ont traversé un peu les mêmes épreuves. Et la force de ce livre, c'est qu'il rend accessibles et attachants tous ces profils individuels tellement représentatifs de leur époque. J'avais déjà éprouvé ça en regardant le très touchant Tous au Larzac ! Une fois le décor planté, il reste à l'auteur à décrire son quotidien durant ces 4 années de formation accélérée. Son regard d'enfant a tout de suite été particulier, je vous laisse lire ce livre pour comprendre de quoi je parle, et le fait de grandir en meute, avec les autres enfants de la communauté, entre des tas de parents interchangeables, a contribué à modeler sa personnalité et à le doter d'une indécrottable nostalgie de ces journées bénies à trotter en toute liberté sur un domaine entièrement livré à leur imagination fertile. La troisième partie du livre est consacrée à l'effondrement de ce petit Paradis, en tout cas en ce qui le concernait, un peu à cause de lui, puisque les adultes se sont pris la tête sur ses bêtises d'enfant. Cela dit, son enquête auprès des protagoniste presque 50 ans plus tard lui aura permis de découvrir les conflits larvés dont cette mésentente particulière était l'expression. Finalement, on suit son enquête comme une intrigue policière, quasiment, mais qui serait traversée de fulgurances poétiques et graphiques qui impriment la rétine au détour d'une page. Presque toutes contiennent des trouvailles épatantes. Mais les scènes de sous-bois, nimbées de la lumière de l'enfance, sont en particulier remarquables. Bref, encore un beau voyage en compagnie d'un auteur dont je continuerai volontiers à acquérir les ouvrages sans même jeter un œil à l'intérieur !