Mieux qu'hier et moins que demain

Difficile de se montrer véritablement objectif en critiquant Ashita no Joe quand on sait que l'œuvre a dépassé le demi-siècle depuis sa première publication. Ce n'est même plus un retour sur un ouvrage à ce stade, j'effleure presque le sujet d'étude historique.


La référence absolue et même originelle de tout ce qui se fait depuis en matière de Shônen ; nous faisions enfin connaissance. J'avais des choses à lui dire. Des reproches à lui faire surtout. Cependant, mieux valait prendre le temps de faire plus amplement connaissance avant que je ne lui jette à la gueule la paternité honteuse de ce qui sévi par la suite dans les magazines Shônen.
J'ai donc appris à connaître Ashita no Joe et suis parvenu à une conclusion que je vous livre sans délai : de tout ce dont les auteurs succédant au duo Tetsuya Chiba et Asao Takamori, auraient dû s'inspirer, ils optèrent pour le moins ragoutant et le plus racoleur. Ashita no Joe est un manga puissant. Assez pour soulever des masses sous ses uppercuts fulgurants. On aura été jusqu'à organiser des funérailles pour un de ses personnages et justifier une action terroriste (sous couvert de lutte sociale) en son nom. Enfin, je respire. Pour la première fois depuis bien longtemps, je n'aurai pas à employer le terme «superficiel» pour qualifier un Shônen.


Pourtant, ça commençait plutôt mal. On a beau crier au génie, mieux vaut le faire à voix basse durant les premiers tomes. Avant de devenir un personnage véritablement marquant à qui le sens du tragique sera accolé jusqu'à l'engloutir, Joe Yabuki est un personnage vraiment inintéressant. Ses premiers faits d'armes sont clairement gentillets. On retrouve chez lui ce côté voyou au grand cœur, avec juste ce qu'il faut pour donner le change mais certainement pas la moindre crédibilité dans son rôle de délinquant des bas-fonds. Plus proche d'un cardinal que d'un marginal.


S'ajoute à ça le mentor bourru (je vais laisser le bénéfice du doute et prétendre que c'était novateur pour l'époque) qui cherche à prendre ce demi-vaurien sous son aile pour en faire un boxeur de légende. Le festival de la déconnade immodérée commence alors.
Joe, encore mineur, multiplie les branlées administrées à ses aînés. Des dizaines de yakuzas ? D'une main il se les farcit. Je vous parle de Yakuzas de l'après guerre, en principe bien vicieux qui, ici, nous sont dépeints comme des méchants de cartoon aussi bien au niveau du trait que de ce qu'ils représentent. Seule la police et l'autorité carcérale leur tireront la bourre au concours du plus ridicule. C'en était gênant à un point où je m'attendais que l'un d'eux nous gratifie d'un «Scrogneugneu» au détour d'une case.
Même en resituant dans le contexte artistique et éditorial, on ne peut pas s'empêcher de remarquer qu'Ashita no Joe a très mal vieilli par endroits.


Le dessin est vieillot et resitue souvent assez mal l'intensité dramatique qui devrait en principe s'insinuer lentement chez le lecteur pour mieux lui miner le moral sans pour autant céder au misérabilisme. Cela dit, les combats sont fluides, en tout cas limpides, ce qui, à l'époque, au niveau des techniques de dessin, était déjà méritoire. Seulement, c'est parfois trop enfantin pour être véritablement pris au sérieux hélas.


Manque de sérieux toujours, le traitement du sujet à ses débuts. Envoyé très tôt en prison juvénile, Joe mettra tout le monde à l'amende à peine entré. L'affaire de trois gnons et de deux coups de pied au cul et il dominera tout le cheptel de criminels en un chapitre. Seul contre tous, évidemment. À ce stade, je n'avais encore aucune idée de ce qui pouvait bien justifier la légende Ashita no Joe. Il aura fallu que les premiers étages de la fusée s'émancipent du reste de l'appareil pour que ce dernier quitte enfin l'orbite terrestre.


Jusqu'à maintenant, en dépit de la gravité de la situation (la prison juvénile au Japon au lendemain de la guerre ne devait pas être une cure thermale), tout est démesurément jovial. Joe, avec sa gueule d'ange et son petit sourire malicieux prend le tout à la légère. Il traduit par là la gestion de la trame par ses auteurs, eux aussi trop désinvoltes dans le traitement de la situation. C'est une remarque qu'on peut faire à beaucoup d'œuvres de l'époque : l'absence de sensibilité. Ça rigole tout le temps y'a que des lendemains qui chantent au tournant, bref, tout semble aller trop bien.


Je vous passe la cohérence et le réalisme ; Joe n'écopant d'aucune peine supplémentaire malgré ses deux tentatives d'évasion et ses agressions caractérisées multiples sur ses co-détenus ainsi que les gardiens. Sans parler de Danpei et des enfants qui vont et viennent en prison lui rendre visite comme dans un moulin. Comment un lecteur avisé peut prendre quoi que ce soit au sérieux après une entrée en matière aussi longue que mal développée ? Il aura fallu prendre son mal en patience d'ici à ce que l'œuvre ne révèle son plein potentiel, jusque là insoupçonné.


Le tournoi pénitentiaire, en dépit de son faible nombre de protagonistes développés, est plutôt agréable à lire. Enfin, le personnage de Joe nous dévoile ce qu'il est vraiment. La relation que Danpei entretient avec un nouveau protégé afin de faire jalouser son poulain est très bien pensée. Joe est au final plus facile à ébranler, plus faillible : plus humain. Le personnage commence à se dessiner et n'en finira pas de se développer. Son aspect tête de con bornée aura vraiment un quelque chose de crédible, d'éminemment humain. Ce trait du personnage, trop peu d'auteurs de Shônen par la suite n'auront su le répliquer, s'en tenant à l'écume des choses et se contentant trop souvent de nous gerber à la gueule des personnages bêtes, inconséquents et impulsifs. Joe Yabuki est bien plus que ça. Lui est réellement imbu de sa personne et égoïste malgré son tempérament débonnaire. Tout ça ne lui donne que plus de caractère. Le cuir s'épaissit et n'en finira pas de se tanner.


Dès lors, le manga s'engage dans un tournant sans que le virage ne soit trop brusque. Le réalisme est au rendez-vous. C'en est fini de ces combats improbables à vingt contre un que Joe remporte d'un mouvement brusque du bras. De ce début de manga douteux, les auteurs font table rase. Plus d'enfantillages, on gagne en maturité et on n'y déroge plus. Fut un temps où les Shônens pouvaient aborder des sujets graves et pesants sans jamais faire dans l'excès. Un temps qui remonte déjà à plus de cinquante ans.


Exemplaire sur bien des points, Ashita no Joe n'inspirera hélas jamais avec les paramètres qui justifièrent son rang dans le panthéon des plus grands mangas publiés à ce jour (le deuxième manga le mieux noté parmi le top 100 proposé par SensCritique). Un personnage féminin qui ne sert pas de femme trophée et qui s'avère vulnérable car croulant sous ses propres contradictions, on ne cherchera pas à le répliquer. Un personnage principal qui s'enfonce un peu plus dans les méandres de ses tourments pour ne jamais en sortir, ça n'a plus cours que dans certains Seinen. Une histoire d'amour induite et très effacée de l'intrigue, jamais. On lui préfère les amourettes d'écolier lues et relues jusqu'au dégoût le plus total. Des personnages marquants qui disparaissent, les autres auteurs ne sauront s'y résoudre qu'en toute fin d'œuvre. Et encore, du bout du pinceau seulement. Sans que cela ne serve aucun propos.
Ashita no Joe est une source à laquelle tout auteur de Shônen doit un jour s'abreuver. Le tout étant de ne pas en retirer le pire comme on le fait trop souvent. Le manga est devenu mythique, mais on jurerait que ses successeurs n'ont jamais réellement analysé les raison objectives de ce succès.


Maintenant, ce sera douloureux à lire, mais pour les bonnes raisons. La dévotion de Rikiishi à son entraînement pour rejoindre la catégorie de Joe, ce qui s'ensuivra et enveloppera le personnage principal jusqu'à la fin : tout cela fera la richesse de ce Shônen véritablement abouti et enfin arrivé à maturation.


Ce ne sont pas tant les affrontements qui sont susceptibles d'affoler le palpitant que leurs enjeux. Même si les combats sont correctement mis en scène, la pression manque parfois. On sait assez souvent que Joe en ressortira vainqueur et que, le cas contraire, cela tiendrait non pas au fait que son adversaire soit plus puissant que lui, mais à des contraintes tierces (le deuil qui l'accable, le coup de coude illégal, l'aide malencontreuse de Danpei qui le disqualifie).


Mû par un deuil qui l'accablera jusqu'à la dernière page, la souffrance de Joe est merveilleusement retranscrite, ses tentatives désespérées pour s'en émanciper plus encore. La double page où il vomit en plein ring fut certainement l'une des planches de manga à m'avoir le plus ébranlé et affecté de tout ce que j'ai pu lire jusqu'à présent. Toute la violence et l'intensité de son affliction prennent véritablement forme dans ce seul dessin et ne quittera jamais notre esprit. La souffrance psychique de Joe ne sera jamais l'affaire de larmes ou de geignardises, juste de décisions œuvrant petit à petit à son auto-destruction. Le mal-être d'un personnage a rarement été aussi bien retranscrit, toutes fictions confondues.
Le tout est encore accentué par le contraste entre sa vie et celle de Nishi, son premier camarade au club de Danpei. Lui, plus sage, raccrochera les gants à temps. Issu de la fange comme Joe, sa situation professionnelle ne cessera de s'améliorer et il se mariera tandis que Joe lui, restera résolument embourbé dans la mélasse de ses tourments, luttant comme un beau diable, ne recherchant plus la félicité mais la mort. Ce parallèle entre les deux personnages rajoute son lot de drame alors que l'on voit ce qu'aurait pu être la vie de Joe s'il avait trouvé la force d'abandonner. Sa déliquescence morale et physique s'étalera lentement, se dévoilant à nous par indices subtils et inquiétants. D'instinct, on devine ne pas avoir affaire à un Shônen où le héros finira Hokage et père de famille rangé.


Pour en revenir aux combats, les matchs sont certes relativement prenants, mais systématiquement téléphonés. C'est bien simple, grâce à Asao Takamori et Tetsuya Chiba, j'ai appris à compter jusqu'à huit. Quinze fois par rencontre, Joe se fait mettre au tapis. Chaque fois il revient à lui au grand dam de son adversaire sans cesse plus estomaqué par l'endurance ainsi que la volonté de fer de Joe Yabuki. Une ou deux fois, je veux bien, mais à chaque affrontement, on finit par connaître la musique et croyez-moi, elle finit par lasser ; la grosse ficelle finit très vite par s'effilocher.
D'autant plus que les combats - passé la rencontre avec Rivera - perdent de leur superbe. D'ici à l'affrontement final contre José Mendoza (antagoniste final sans trop de relief), u**ne longue période de flottement où les antagonistes anecdotiques côtoient les plus fantasques manquent de transformer le manga en un tract pour le cirque Pinder**. À compter de l'instant où Harimau se propulse comme un rocket humain en rebondissant avec ses pieds sur les cordes afin d'effectuer des plongeons aériens en plein combat... j'en conclus qu'il est grand temps de jeter l'éponge. Les antagonistes ne sont plus que des parenthèses que l'on ouvre pour la finalité de les refermer au plus tôt. La facilité typique du monde du Shônen pointe le bout de son nez. Un bon direct du droit aurait suffit à la faire reculer pourtant.


Autre source de mécontentement : les repères temporels. À l'issue de ces treize tomes (en réalité, vingt volumes japonais condensés en treize en France), je n'ai pas la moindre idée du temps qui s'est écoulé. Usant des enfants entourant Joe comme repère, ces derniers ne semblant pas avoir grandi du tout, j'en déduis qu'en moins de trois ans, Joe aura appris la boxe et fini dans le top dix mondial de sa catégorie. Même Mike Tyson n'a pas été capable d'un pareil tour de force.


En dépit de tous ces travers, je garde à l'esprit une anecdote (pas si anecdotique que cela en réalité) que je tiens du manga Bakuman. Tetsuya Chiba et Asao Takamori, alors qu'ils s'attelaient à la publication de Ashita no Joe, travaillaient sur deux autres mangas en même temps. Être à la fois capable de pondre une qualité retenue par la postérité comme légendaire tout en étant aussi prolifique, ça force le respect. Mais ça en dit aussi très long sur le milieu éditorial dans lequel ils voguaient déjà, où on ne laissait manifestement pas le temps aux auteurs de s'appesantir sur une œuvre afin de la fignoler dans les règles de l'art.


Je ne saurais conclure cette critique sans rapporter un détail qui n'a cessé de me titiller tout au long de ma lecture. Ashita no Joe a bénéficié d'une version officieuse remaniée à son époque nommée Shamo. Les similitudes sont si patentes que le plagiat guette parfois au tournant.
Que ce fut l'incarcération du protagoniste principal en prison juvénile, là où il apprendra son art-martial, le chemin de perdition entamé par ce même héros, cette propension qu'il a à briser la vie de ses adversaires après les avoir combattu... Shamo est à mon sens la version parachevée et sans édulcorant de ce qu'aurait pu être Ashita no Joe. Je pense que cette parenthèse méritait d'être abordée afin d'offrir de quoi rassasier davantage les amoureux d'Ashita no Joe avec le prolongement vers une œuvre analogue et même héritière du joyau de Tetsuya Chiba et Asao Takamori.


Sans souscrire à la légende Ashita no Joe, je comprends toutefois aisément le rang de l'œuvre au regard de la postérité et n'aurai certainement pas le culot de le lui contester. C'est effectivement une étoile filante du monde du manga, un événement éditorial comme il en arrive une fois toutes les décennies au mieux. Cependant, l'œuvre aurait gagné à faire cinq volumes de moins (rapportés aux vingt de l'édition japonaise) afin de n'être que la synthèse de tout ce qui a contribué à sa grandeur, la purgeant ainsi de toutes ses faiblesses hélas trop criantes à mon goût.
Ashita no Joe, une œuvre puissante et méritoire, mais certainement pas immaculée.

Josselin-B
7
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le 15 avr. 2020

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Josselin Bigaut

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