Thornhill
7.3
Thornhill

Roman graphique de Pam Smy (2019)

Membre de la collection Epik de la maison Rouergue, "Thornhill" est un hybride à deux voix entre le roman sous forme de journal intime et un roman graphique muet. Cette brique entièrement noire, de la tranche jaspée à sa couverture en passant par des pleines pages encrées, l'objet annonce sa couleur: Récit glaçant où un orphelinat hanté alterne avec le quotidien horrible d'une jeune femme souffrant d'intimidation et de mutisme sélectif, l'autrice nous convie au récit partagé où les apparences rendent les adultes aveugles et où la terreur côtoie le viscéral besoin d'avoir quelqu'un dans sa vie. Un roman d'épouvante sur fond de huis clos psychologique.


Mary réside à l'institut Thornhill, un foyer pour adolescentes, dans une Angleterre des années 80. Une certaine jeune fille y "est de retours". Pour Mary, le temps de répit est terminé et son angoisse renait de plus belle. Dans son journal, elle consigne les mots qui refusent de sortir de sa bouche, malgré elle. Elle se voit pourtant intégrée peu à peu dans le groupe de filles qui partage son quotidien, contre toute attente. Finis les repas froids qu'elle se ramène en cachette dans sa chambre pour éviter les repas, finies les nuits à se faire tourmenter par des coups à sa porte et terminée la solitude oppressante, le rejet et l'impression d'être insignifiante. En réalité, ce n'était qu'un coup pendable de plus. Les tourments reprennent de plus belle, plus nombreux et plus vicieux que jamais, bien à l'abri du regard des adultes, qui sont soit désintéressés, peu désireux de s'en mêler ou possiblement incapables de concevoir ce qui se déroule autours de Mary, chez elle comme à l'école. Les tourments dans la nuit reprennent aussi. Seule consolation: Son sanctuaire, cette chambre où elle écrit et où elle réalise des poupées et des figurines. du moins, jusqu'à quand?


Ella vient d'emménager chez son père, après le décès de sa mère. Avec un père absent qui travaille tard le soir, lui laissant de petits mots pour s'excuser, Ella se sent bien seule. Néanmoins, sa demeure jouxte un bien sinistre bâtiment, laissé à l'abandon et dont l'enceinte est quadrillée de barbelés. À la plus haute fenêtre, une lumière s'allume, laissant voir la silhouette d'une personne. Intriguée, Ella pénètre l'enceinte de la vieille bâtisse, qui porte le nom de Thornhill.


Les deux jeunes femmes sont appelées à se rencontrer....


Attention, à partir d'ici, il aura des divulgâches.


Mary et Ella suivent un fil conducteur alterné. Avec Mary, nous suivons sa vie infernale, qui malgré de multiples tentatives d'améliorer son sort, finit toujours par en revenir au fait qu'elle n'est en sureté nul part ailleurs que dans sa chambre. On sent le monde se refermer sur elle telle une mâchoire et qui ne possède qu'une seule véritable alliée: Kathleen, la cuisinière, qui a tout autant de mal à faire entendre la situation réelle de Mary aux autres adultes. C'est bien ce qui est accablant dans cette histoire. Ce mélange de déni, de désintéressement volontaire ou pas, ce manque de flaire des personnages adultes face à Mary, qui gravite dans un petit univers toxique. Elle manque de sommeil, elle s'enfonce dans son anxiété. Toutefois, Mary dispose de quelque chose de précieux et constituant un pilier pour son mental malmené: sa capacité de création. Elle conçoit à partir de peu de choses des poupées et des figurines. C'est une artiste. C'est quelque chose qu'on ne peut pas lui enlever et qui canalise ses émotions, bien souvent. C'est peut-être là son meilleur atout et principal facteur de résilience. le pire de tout, c'est qu'elle est victime d'une virtuose de la manipulation au visage d'ange. le genre d'antagoniste qui nous fera douter nous aussi de sa nature mesquine, mais qui trouve le moyen d'y revenir aussi.


Ce personnage ne porte pas de nom. C'est "elle", tout simplement. Un choix censé, illustrant combien son manque d'humanité la dépouille de nom aux yeux de Mary. Habile socialisatrice et naturellement admirée pour sa beauté, "elle" est aussi une tortionnaire rusée qui sait fondre sur sa proie sans se faire prendre, quitte à déléguer à ses membres les actions contre Mary ou attendre le bon moment. Il y a quelque chose de pernicieux dans cette bande de filles, à savoir que si "elle" constitue la tête pensante, il est troublant de constater combien les autres filles sont aussi cruelles et peu empathique face à Mary. On croirait une meute de hyènes. Je sens ici l'effet de groupe: Au nom de leur unité, les pensées individuelles s'évaporent et elles semblent ne former qu'un tout. À mes yeux, ces filles sont tout aussi coupables "qu'elle", mais il y a fort à penser que les idées ne venant pas d'elles, elles s'en déresponsabilisent. Elles agissent au nom d'idées qui ne sont peut-être pas les leur, mais dont les actions sont graves de conséquences. Cela ne les empêchent pas de recommencer, pourtant. C'est très troublant.


Ella, de son côté, vit également une réalité encore peu traitée socialement, mais qui existe néanmoins: la négligence. Laissée seule à répétition, cette adolescente se sent isolée et vit de la tristesse. Nous n'avons pas de mots pour le savoir, mais les morceaux d'histoires d'Ella étant illustrées, nous pouvons voir cette tristesse sur ses traits et dans ses larmes. Son intérêt pour la jeune fille qui hante Thornhill, derrière chez elle, semble lui donner une mission. Sur les ruines de la bâtisse, elle trouve des poupées, qu'elle s'attèle à remettre en état chez elle. le sourire aux lèvre. Elle ne connait pas encore l'histoire de Mary, il faudra attendre qu'elle trouve son journal dans sa chambre. Avec Ella, nous allons progressivement entrer dans Thornhill et nous allons voir les œuvres de Mary, une à une, telle une traînée de miettes de pain. La solitude de Mary fait écho à celle d'Ella. Les deux jeunes femmes ont viscéralement besoin de quelqu'un. Un besoin si criant qu'il les mène à commettre des actions dangereuses.


Se sentir entendu.e, estimé.e et considéré.e est un besoin fondamental chez l'humain. Ne pas répondre à ce besoin a des conséquences bien réelles et la détresse psychologique n'en est qu'une parmi de très nombreuses possibilités. le roman est poignant car il met en relief des considérations très humaines et universelles liées à ce fait. Tous les enfants, peut-être plus encore les enfants délaissés et sans famille, ont besoin de chaleur humaine et de bienveillance. C'est un besoin si important qu'il menace notre survie sil est trop longtemps ignoré ou jamais rencontré. Par ailleurs, voir Mary affronter autant de violences est déchirant, surtout avec tous ces adules autours d'elle qui ne voient rien, que ce soit le navrant résultat de la bande de hyènes qui font tout en cachette ou de leur désinvolture. Voir une ado seule, mais entourée, a quelque chose de perturbant.


Quand à Ella, la négligence est aussi considéré comme une forme de violence faite aux enfants. Elle est considéré dans un signalement à la Protection de la jeunesse, d'ailleurs. Laisser un enfant livré à lui même est une violence tranquille, mais une violence non moins.


Mention également à cette intervenante qui a raté sa vocation, car elle est incompétente à tous les niveaux. C'est hélas aussi véridique que des gens supposés être des filets sociaux et des facteurs de résilience deviennent des facteur de risques à eux seuls, par leur manque d'empathie, de sensibilité et de dévouement.


Je veux m'attarder sur un élément qui a été présent dans cette histoire et que j'apprécie: le visage ambivalent "d'Elle". Toute intimidatrice, manipulatrice et hypocrite qu'elle est, n'est-elle pas aussi le navrant résultat de son histoire elle aussi? On ne sait rien d'elle, mais le fait qu'elle ne réussisse jamais à intégrer une famille et revienne sans cesse à Thornhill est révélateur de son incapacité à s'intégrer. Les familles finissent-elles par voir son vrai visage? Sont-ils désabusé de son charme? Sa qualité de contact social est-il si pauvre et peu sincère qu'il échoue auprès des autres personnes en dehors de son fan-club? Une chose est sure: elle est tout aussi mésadaptée socialement que Mary, mais dans une forme différente. "Elle" me donne l'impression de l'adolescente qui veut s'affranchir de sa dépendance aux autres, mais son attachement affectif étant très probablement compromis, elle y revient sans cesse. Elle se nourrit de l'attention des autres filles, passe sa colère et son dépit sur Mary, qu'elle semble considéré comme plus "ratée" encore qu'elle-même, avec une rage qui s'accentue dans le temps. Ou alors, peut-être estime t-elle vraiment que Mary est capable de vivre sans les autres et cela l'enrage de ne pas en faire de même. Dans tous les cas, jamais elle ne s'affranchit de son sentiment de rejet et visiblement, elle ignore comment. Dans un même temps, à quelques reprises, on sent que les visites nocturnes, les dessins, les messages et les pleurs adressés à Mary révèlent de réelles blessures chez ce personnage. C'est cette facette entraperçue qui laisse planer le doute sur ses désirs concernant Mary. Là est l'ambiguïté. Jalousie ou dégout? Admiration dénie ou colère déplacée? Un peu des deux? On ne saura jamais, mais l'autrice a travaillé cet aspect de ce personnage antagoniste, cet espèce de paradoxe entre recherche d'amitié feinte et de rage projetée sur l'autre. "Elle" et Mary auront semblé si semblables à certains moments et pourtant, intrinsèquement différentes de par leur capacité d'empathie et leur capacité d'introspection, visibles chez Mary, sensiblement carencés chez "Elle".


On ne sort pas de Thornhill indemne, comme on en sort généralement pas indemne des histoires d'intimidation et de rejet social. Il est pénible de songer que partout dans le monde des enfants sont coincés dans des systèmes incapables de les protéger de menaces venant de leurs semblables, d'autres enfants et adolescents. On minime facilement les impacts des rejets et des moqueries tout comme on a tendance à ne pas croire les plus jeunes capables d'autant de méchanceté. Et ce, malgré les nombreuses histoires qui continuent de prouver le contraire. S'il y a bien une chose qui vient chercher l'adulte que je suis aujourd'hui, c'est l'inaction des adultes , justement, dans le cas de Mary bien sur, mais aussi dans le cas d'Ella.


Le visage des êtres humains peut être hideux parfois. S'en prendre en groupe contre une personne, de surcroit vulnérable, est horrible. Rire de son handicap, rabaisser sa valeur en tant que personne, la déprécier, l'humilier devant tout le monde et faire tour ça en cachette est le comble de la lâcheté et de la cruauté. Et les séquelles que ce type de sévice laisse peuvent être irréversibles. Le sort de Mary dans cette histoire en est un exemple malheureusement bien réel, comme l'atteste les troublantes statistiques sur le suicide chez les adolescents.


Je glisse un mot sur le "mutisme sélectif", qui n'est pas un trouble de langage, mais bien un trouble anxieux. Les enfants comme les adolescents peuvent y être sujet. Si leur bouche et leur cerveau fonctionnent parfaitement, le soucis vient de l'anxiété, de la gestion de cette anxiété. Il est aussi associé à la pression de performance et à l'attachement. Non, ces enfants ne font pas "exprès", c'est même cruel de leur laisser croire. Cela les rend particulièrement vulnérables à l'isolement social et leur mettre de la pression à parler ne renforcera que plus leur anxiété et donc, leur mutisme. Mary est mon premier personnage que je croise qui a cet enjeu et à travers son histoire, on perçoit bien les préjugés à son endroit relativement à sa condition. On la traite de "froide" et de "peu sociable". Ça n'a rien à voir, en réalité et leur souffrance est bien réelle. Il importe donc d'être bienveillants et surtout, patients avec ces jeunes.


Le livre lui-même est fantastique de créativité. Mi journal, mi roman graphique, il sert deux histoires difficiles qui se tresse peu à peu ensemble et s'ouvrent sur une rencontre. L'ajout de tout ce noir avisé, on se sent prit dans le livre autant que les deux filles dans leur vie respective. Deux petits monde en vase clos, qui semblent les étouffer lentement, mais surement.

Dans le roman graphique, on joue sur les plans, parfois à reculons, parfois en hauteur. le changement de perspective donne l'impression de suivre un œil, qui nous indique où porter le regard. Très intéressant, surtout avec des pleines pages. le focus ou le déplacement du cadre, je l'ai vu beaucoup plus en Bd où les nombreuses cases le permettre. Ici, trois pages et nous avons un seul focus. Et quels focus! Tous détaillés et en noir et blanc. le clair-obscure joue pour beaucoup dans l'atmosphère, ce qui est en soit une bonne chose vu le genre "noir" du livre.

Les textes, quand à eux, sont écrits au "je", nous sommes dans la tête de Mary. On s'y sent rapidement cernés, je dirais. Avec ses mots, on est prit au piège. Pas moyen de quitter le livre. Parfois, on a droit à plusieurs pages. Parois, une seule phrase, éloquente, fait l'affaire pour résumer la journée.


Quand à la fin, certains seront peut-être déçu de voir la bourrelle s'en sortir, mais pour ma part, je n'en serais pas si sur. Avec de si piètres capacités adaptatives et sa tendance à manipuler les autres, fort à parier qu'elle aura du mal toute sa vie à se sentir estimée et aimée. On sème se qu'on récolte, dit l'adage, et tout ce que sait semer "Elle" est malsain. Quand à Mary et Ella, pour ceux et celles qui veulent le savoir sans lire le roman, elles se sont trouvées, pas de doutes, mais à quel prix. le malaise est double quand on voit les deux jeunes filles à la fin, mains dans la mains, ensemble pour toujours, regarder un jeune homme dans la même maison qu'Ella. Doit-on y voir un autre "ami" potentiel qui devra payé aussi de sa vie une amitié éternelle? À vous de voir.

Je suis rarement déçue par les membre de la fratrie Epik, qui nous a donné "Azul", "Dolpang", "Sirius" et le très Rock N' Roll "Rainbow apocalypse", tous dans nos incontournables en librairie jeunesse. Thornhill s'y ajoute et il constitue l'un de mes rares hybrides pour les ados. Il est la preuve que le genre "Épouvante" n'a pas à être sanglant et scabreux pour être glaçant et terrifiant. Il ne faudrait pas oublier que la monstruosité est inspirée de la part sombre de l'humain. C'est dire qu'il y a donc rien de plus monstrueux que l'humain, bien souvent.


Une œuvre qui vous fera sortir de votre zone de confort, pour votre plus grand bien.


Pour un lectorat adolescent du premier cycle secondaire et plus, 13 ans+.

Shaynning

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