Un homme d'une cinquantaine d'années vient d'apprendre qu'il est atteint d'un cancer qui présente déjà une grosse tumeur. Cet homme est réalisateur de films et il s'apprêtait à commencer le travail préparatoire pour son prochain film. Il se repasse régulièrement quelques séquences dans son esprit avant d'entamer le travail d'écriture du script. Ce film s'intitulera "Apocatastase" et se déroulera le 31 décembre de l'an 999. L'histoire commence avec une conférence de presse durant laquelle il répond à une question sur sa durée de vie qu'il lui reste quelques mois à vivre. La scène passe ensuite au commentaire de sa radiographie lorsqu'il apprend le diagnostic, puis chez lui alors qu'il lit et que son esprit vagabonde vers l'une des scènes clefs du film à venir. Il repasse chez son médecin et le lecteur le découvre sortant du cabinet devant sa voiture sur laquelle a été apposé un sabot. Il prévient sa productrice qu'il sera en retard au rendez-vous et il est submergé par une crise de douleur sous un feu rouge alors qu'il se rend au commissariat pour payer la contravention.


Je pourrais continuer longtemps comme ça l'enchaînement de saynètes qui constituent ce récit sans parvenir à donner une idée du récit. Ce dernier repose sur une structure de 11 chapitres de 6 pages chacun environ, chaque chapitre étant séparé du suivant par une double page composée d'une illustration majoritairement abstraite et de morceaux de phrases absconses. Cette forme est imputable au format de publication d'origine : 6 pages mensuelles dans Face, un magazine anglais, pages parues en 1989 & 1990.


Le rapport signal sur bruit (signal to noise) désigne la qualité de la transmission d'une information par rapport aux parasites. Neil Gaiman et Dave McKean ont construit leur histoire pour illustrer ce principe de ratio : ils ont parsemé la narration de digressions qui n'en sont peut-être pas ; charge au lecteur de déterminer les éléments qui constituent le signal (l'histoire principal, voire le message) et ce qui constitue le bruit. Dans l'une des introductions, Dave McKean donne une piste en indiquant que ce que l'un des lecteurs avait pris pour le signal, n'était autre que des collages aléatoires de morceaux de phrases effectués par un logiciel.


Pour moi, le signal le plus fort a trait à l'acte de création, tel qu'il transparaît au gré des réflexions du réalisateur. McKean indique également que Neil Gaiman a repris cette idée des recherches effectuées par McKean sur les dernières années de Sergei Eisenstein, le réalisateur du film Le cuirassé Potemkine. L'histoire dans l'histoire (dispositif cher à Neil Gaiman) qu'est le film en préparation sert plus à suivre un acte de création qu'à développer une quelconque thèse millénariste. Or pour Gaiman et McKean, l'acte de création n'est pas seulement leur gagne-pain, c'est également leur raison d'être. Du coup ce qu'ils disent sur le sujet profitent de leur expérience personnelle et de leurs ambitions artistiques, ce qui tire vers le haut leur propos. Le récit n'a pourtant rien d'artificiel, il ne s'agit pas pour Gaiman et McKean d'écrire un mémoire sur la création artistique. Le personnage du créateur n'a rien de superficiel, c'est un individu que le lecteur reconnaîtrait s'il le croisait dans la rue. Quand bien même sa fin est inéluctable, le réalisateur est attachant et son cheminent intellectuel provoque tout de suite l'empathie du lecteur. Les réflexions du réalisateur sur son art sont consubstantielles des événements qu'il vit. Il est lui-même en train de décoder les signaux que lui envoie la réalité pour capter le signal le plus fort et en nourrir sa création artistique. En cela, il rappelle la quête pour l'identification des schémas de William Gibson, l'un des besoins vitaux propres à l'être humain.


Dave McKean utilise tous les styles à sa disposition (depuis le croquis le simple jusqu'au photomontage rehaussé à l'infographie) pour mettre en images la vie physique du réalisateur et sa vie intérieure. Au gré des besoins du scénario, le lecteur peut se retrouver face à des contours évoquant des peintures préhistoriques, une page composée aux trois quarts de reproductions d'une radiographie du poumon, d'une pleine page rendue à la peinture d'un homme assis en train de lire, d'une page composée de clichés d'une femme se tenant dans un escalier, de 4 pleines pages dédiées chacune à un portrait en pied d'un des guerriers de l'apocalypse, etc. Là encore l'énumération de techniques et de visions envoutantes ne permet pas de se faire une idée de la force de ces images. Dave McKean est le maître e la juxtaposition d'éléments que rien ne semble lier, mais dont le rapprochement fait naître des associations d'idées que les mots ne peuvent pas retranscrire.


Assez étonnamment, le récit se clôt de manière tout à fait satisfaisante. McKean explique dans l'introduction que Gaiman et lui ont pu compléter le récit à 2 reprises lors de ses rééditions successives. Ils ont donc ajouté une scène se déroulant une dizaine d'années après le décès du réalisateur et mettant en scène sa productrice qui explique quels éléments de l'oeuvre du réalisateur sont passés à la postérité. Ce constat se déroule bien évidemment en 1999, soit juste avant l'avènement d'un nouveau millénaire. À mon goût, Gaiman et McKean ont réussi à atteindre l'objectif que se fixe le réalisateur dans le récit : créer une forme nouvelle qui innove par rapport au système. Ces 2 artistes ont à nouveau collaboré pour une autre bande dessinée en 1994 : La comédie tragique ou la tragédie comique de Mister Punch.

Presence
10
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le 3 sept. 2019

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