Ce tome est le premier d'une série indépendante de toute autre. Il comprend les 5 épisodes de la première saison, initialement parus en 2016, écrits, dessinés, encrés et mis en couleurs par Kaare Kyle Andrews, avec un lettrage réalisé par Jeff Powell. L'histoire continue dans la deuxième saison : Renato Jones T2: Le Freelance réalisée par les mêmes auteurs. Le tome s'ouvre avec une introduction d'une page rédigée par Andrews, incitant chaque lecteur à créer, sans se cantonner à ressasser ou à refaire, mais en utilisant les idées originales de chacun.


Dans la propriété des Jones, une grande fête est donnée pour l'anniversaire de Renato Jones qui vient d'atteindre sa majorité et d'hériter du fonds financier mis en place pour lui. Il s'est isolé au loin sur la pelouse. Il est rejoint par Bliss Chambers, une demoiselle de son âge, son amie d'enfance. Elle lui ramène un part de gâteau avec une bougie sur le dessus, et le fait souffler. Renato se souvient d'un moment de son enfance quand ses 2 parents ont été abattus devant lui par un intrus maniant un fusil à pompe, alors qu'il serrait fort son ours en peluche contre lui. Au temps présent, Renato Jones arrive en hélicoptère sur le yacht privé de Douglas Bradley, yacht qui est de la taille d'un paquebot. Il s'assoit à table avec Bradley, mais une serveuse (Cameron Bradey) renverse du vin sur sa chemise à mille dollars. Bradley la renvoie séance tenante. La page de titre arrive stipulant que depuis 20 ans les 1% se sont employés à assassiner la classe ouvrière, minimisant les salaires, détruisant les bénéfices, tuant l'emploi. Ils ont conduit l'économie à la ruine, détruit des familles et volé leur maison. Ils ont appauvri la classe moyenne et criminalisé et les pauvres. Pourtant aucun d'entre n'a jamais été condamné. Coupure avec une page de pub pour un parfum.


Sur le paquebot de Douglas Bradely, un intrus masqué sème la panique : le Freelancer. Bradley s'est réfugié dans sa pièce sécurisée (panic room) avec Renato Jones pour échapper au justicier masqué. Juste en y entrant, il repousse la serveuse Ming-Ming dehors, lui en interdisant l'accès. Renato Jones se souvient de son enfance à Jakarta, en Indonésie, pauvre orphelin des rues, dont la sœur a été abattue à bout portant sous ses yeux. Interrogé par la police, il finit par donner le nom d'un des enfants dont les avis de recherche placardent les murs : Renato Jones. L'usurpation d'identité passe comme une lettre à la poste, et il est accueilli à bras ouvert par Church (le frère du père de Renato) et par sa grand-mère tout de rose vêtue. Une vie de milliardaire s'offre à lui, avec l'amitié de la petite voisine Bliss, également future héritière de la famille Chambers, riche à millions.


La couverture ne laisse pas beaucoup de doute quant à la radicalité du propos de l'auteur. Le justicier en couverture (le Freelancer) s'attaque aux 1%, c’est-à-dire ceux qui forment le groupe des 1% d'individus les plus riches de la planète et qui concentrent en leurs mains près de 50% de la richesse mondiale, à la fin des années 2010. Ce justicier a revêtu un costume noir avec chemise blanche et masque assorti. Il utilise un gros flingue, et il tient une belle pépée dans ses bras, avec des billets volant au vent et des individus grassouillets à ses pieds. Kaare Kyle Andrews fait usage de licence artistique pour donner plus d'impact à son propos, mais aussi pour réaliser un récit qui rentre dans la catégorie du divertissement. S'il restait des doutes au lecteur, ils sont levés avec les origines de l'indépendant (freelancer) : un jeune garçon qui voit ses parents assassinés sous yeux comme Bruce Wayne, et qui dispose d'une fortune sans fin comme Bruce Wayne. Pour lever tout risque d'incompréhension, l'auteur illustre ces pages dans un noir & blanc (avec une nuance de gris) qui évoque fortement la radicalité des dessins de Frank Miller pour Batman: The Dark Knight Returns (1986). Mais voilà, Renato Jones n'est pas né dans le monde des ultra-riches, c'est une pièce rapportée.


Kaare Kyle Andrews continue de forcer le trait avec le mode de vie des riches et puissants. À part Renato Jones, ils se livrent tous à des actes abominables, méprisent le peuple, et traitent les autres comme des objets jetables uniquement bons à les servir ou à servir de victimes pour assouvir leurs plaisirs décadents. Freelancer fait observer que pour ces 1% le monde est un buffet à volonté, sans limite, sans conséquence à assumer. Le lecteur comprend donc bien qu'il est dans un récit de nature parodique où la justice est aussi expéditive que cathartique, à l'opposé d'un reportage ou d'un essai à charge. Le résultat est purement jouissif, proposant des solutions simples et définitives à des problèmes présentés comme simples et tranchés. Avec ce parti pris à l'esprit, le lecteur peut apprécier le récit pour ce qu'il est, et se laisser aller. Il se laisse emporter par la fougue des dessins : les 3 dessins en double page montrant le meurtre des parents du vrai Renato Jones, le dessin en double page servant de générique, l'exécution à bout portant de Douglas Bradley, l'approche du jet privé du Freelancer sous forme d'un point noir sur fond blanc. L'artiste s'amuse avec la mise en page, gérant comme il l'entend sa pagination. Comme il l'avait déjà fait dans Marvel collector 4 : Spider-Man l'empire (2007), et encore plus dans IRON FIST ALL NEW MARVEL NOW T01 2014/2015, il détoure les personnages avec un trait d'épaisseur unie, irrégulier comme s'il était mal ébarbé, ou comme si l'artiste s'était laissé emporter par l'inspiration et sa fougue, sans chercher à maîtriser son trait. Il n'hésite pas à exagérer un peu les morphologies et les visages, ce qui s'avère une réussite, tant en termes d'expressivité que pour représenter la vivacité des enfants et l'intensité de leurs émotions. Il n'hésite pas à franchir la frontière de la caricature pour la silhouette énorme de grand-mère Jones, ou pour la dentition carnassière des ultra-riches.


Alors que les dessins utilisent avec intelligence l'expressivité des exagérations, la mise en couleurs reste dans un registre plus naturaliste. Les seules exceptions à ce parti pris résident dans les froides exécutions où le noir & blanc s'impose, et dans les scènes du passé pour lesquelles l'artiste surimpose une trame de points comme s'il utilisait la technologie obsolète de la quadrichromie pour imprimer la marque du passé. Le lecteur s'amuse de cette narration baroque jouant sur l’exagération du mouvement, les effets dramatiques, la tension, l’exubérance des formes, la grandeur parfois pompeuse et le contraste. Dans le même temps, il ne peut pas complètement ignorer la réalité des thèmes dont l'auteur a nourri son scénario. L'exubérance de la narration visuelle se marie bien avec l'énormité des actes piochés directement dans les scandales qui font les gros titres : concentration des richesses, appauvrissement des classes ouvrières, justice à 2 vitesses, et bien pire encore.


L'impact du récit est multiplié par le fait que Kaare Kyle Andrews ne se contente pas de reprendre les gros titres provoquant l'indignation du peuple et de les enfiler. Il met également en scène des situations moins évidentes, et il en montre toujours l'impact sur les personnages. Dans l'histoire, les riches et puissants se comportent comme des porcs jouisseurs totalement oublieux de toute responsabilité. Il en va différemment des autres personnages. Le lecteur peut suivre Cameron Bradley à la recherche d'un emploi à la suite de son licenciement du yacht, et la fausse solidarité de son voisin aisé Bill. Il peut voir l'insécurité de Bliss Chambers faire surface dès qu'elle sent une menace peser sur sa source de financement. Par ailleurs, l'auteur intègre des formes d'oppression moins outrancières qu'un trafic organisé de pédophilie. Cela commence par la conduite d'une Lamborghini dorée qui rappelle qu'il existe des individus assez fortunés pour pouvoir s'en payer une. Ça continue avec Christopher Baal qui tient sa fortune de gestion alternative (hedge funds), un mode de gestion de portefeuille appliqué par certains fonds d'investissement de type fonds spéculatifs ouverts uniquement aux investisseurs institutionnels ou aux grandes fortunes, et inaccessibles au grand public, donc réservés à l'élite des grandes fortunes. Il est encore possible de citer en exemple le discours hypocrite de Nicola Chambers (un des 1%) à fond dans la démagogie et l'empathie factice pour les gens du peuple, ou encore l'obsolescence programmée des systèmes d'exploitation des téléphones. Ces états de fait très concrets rappellent au lecteur que les dés sont bel et bien pipés, et que l'exagération narrative repose sur des inégalités et des abus bien réels.


Le dernier épisode se déroule en Chine et au Japon, et la dénonciation du système capitaliste profitant aux 1% prend encore de l'envergure. Kaare Kyle Andrews évoque 2 phénomènes : le Nyotaimori (corps sushi) et Karō-jisatsu (suicide dû au stress). La première pratique montre que les riches et puissants peuvent payer pour le corps d'autres êtres humains, servant en l'occurrence de plateau pour nourriture. La deuxième pratique montre que la pression capitaliste peut mener des individus au suicide. Cela fait apparaître une autre facette du capitalisme, pas simplement un petit nombre auquel profite le système, mais aussi une forme d'esclavagisme du plus grand nombre, soumis aux diktats de l'emploi, à la fois dans leurs corps, à la fois dans leur esprit. Finalement Bliss Chambers incarne bien cet esclavagisme, servant de fille trophée pour son père, à l'instar d'Ivanka Trump pour le sien, et dont la vie est entièrement dictée par la nécessité de se maintenir dans sa position, n'hésitant pas à jouer de la séduction pour y parvenir, sans aucune considération pour ses conquêtes amoureuses. Sa situation est encore aggravée par la conscience qu'elle en a, ayant compris dès son plus jeune âge qu'elle n'avait été adoptée que pour les avantages fiscaux associés à cette prise en charge.


Avec cette première saison, Kaare Kyle Andrews fait la démonstration éclatante qu'il est possible de créer un récit de divertissement, tout en tenant un discours social et adulte percutant, mêlant humour noir et indignation révoltée contre un système hors de contrôle, sous la forme d'une farce macabre, exaltée et tonitruante, une œuvre littéraire ambitieuse et hors norme.

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le 21 juil. 2019

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