Punk Rock et mobile homes par louiscanard

À propos de Mon ami Dahmer, prix Révélation 2014 (mérité) du FIBD d'Angoulême, son auteur, Derf Backderf, écrit dans l'introduction de son comics : « Ce livre n'est pas la suite idéale à Punk Rock et trailer parks, qui était une comédie loufoque et déjantée. À vrai dire, Mon ami Dahmer ne ressemble à rien de ce que j'ai fait jusque là, ni à rien de ce que je ferai à l'avenir. »
Et pourtant, après lecture, ces deux romans graphiques partagent bien plus que ce qu'affirme leur auteur, au point que les lire ensemble, sans être indispensable, permet d'éclairer la réflexion sur le basculement vers le Mal que l'auteur a engagé en racontant la transformation de Jeffrey Dahmer.

Ainsi, les deux personnages ont été façonnés et évoluent dans des contextes similaires. Leurs familles sont absentes (la cellule familiale d'Otto Pizcok – le héros de Punk Rock et mobile homes, se résume à son grand oncle Elmo avec lequel il partage un mobile home) ou déliquescentes (le couple Dahmer se désintègre dans un divorce violent après des années de tensions). Ils vivent dans des agglomérations sans âme proches de Cleveland, capitale de l'Ohio, sinistrées par la crise industrielle de l'aube des années 80. Durant leur scolarité dans des établissements scolaires publics, ils sont tous deux brutalisés, harcelés et ostracisés à cause de leurs singularités. S'ils ont malgré tout des camarades de classe, ceux-ci entretiennent avec Jeffrey et Otto des rapports ambigus, mélange de fascination et de soumission. Leurs deux vies basculent à ce moment riche en potentialités qu'est la fin du lycée et l'entrée à l'université. Et bien sûr, ces deux garçons, face à l'adversité, qu'elle soit intérieure ou extérieure, se construisent des personnalités hors norme, sidérantes.
Toujours dans son introduction à Mon ami Dahmer, Derf Backderf écrit : « Il aurait pu se rendre après ce premier meurtre. (...) Mais lui, et lui seul, a préféré devenir meurtrier et répandre le malheur. Il y a un nombre surprenant de personnes qui voient Jeffrey Dahmer comme une espèce d'antihéros, de gamin mis à l'index qui se retourne contre une société qui le rejette. C'est absurde.»
Et ce choix, Backderf l'illustre en utilisant la même source pour ses deux comics : ce « gamin mis à l'index », qui dans l'un va devenir un monstre, le Cannibale de Milwaukee, et dans l'autre un hurluberlu hilarant, le Baron d'Akron, comme Janus, le dieu romain à une tête mais deux visages opposés. Les couvertures des deux livres sont à ce titre très significatives : à Jeffrey Dahmer, statique, les bras croisés, vaguement inquiétant, entourés d'élèves aux visages mornes, yeux fermés répond Otto Pizcock, souriant, solaire, les bras levés, comme porté par la foule et l'énergie du groupe qui joue derrière lui.
Car le héros de Punk rock et mobile homes en a bavé lui aussi (voir les pages 43 et 44) mais Derf Backderf en a fait un adolescent qui a choisi comme réponse à ses traumatismes un flegme quasi britannique, la curiosité intellectuelle et humaine, l'enthousiasme et une stupéfiante imperméabilité aux moqueries, qui lui permettent avec le plus grand naturel de citer Tolkien à tout bout de champ, de porter des guêtres et d'enregistrer ses pets sur cassette audio.
Cette énumération loufoque et non exhaustive des particularités d'Otto Pizcock laisse deviner une des grandes réussites de Backderf : le mariage harmonieux d'un humour sexo-trash à la American Pie et d'un contexte socio-économique difficile à la Outsiders. Punk rock et mobile homesa en effet tout du « teen movie » version comics, dans ses personnages comme dans sa structure type, et comme dans la période à laquelle se déroule l'histoire, l'aube des années 80, dont la première moitié marquera l’avènement populaire des « films d'ados ». Derf Backderf sait par exemple à merveille équilibrer un gag hilarant mais très en dessous de la ceinture avec la question de l'emprise de la foi sur la vie sexuelle des ados américains, s'affirmant ainsi à travers ses BD comme un fin connaisseur des pulsions, des interrogations et des obsessions adolescentes masculines.
Enfin comme dans tout « teen movie » qui se respecte, la place dévolue à la musique est prédominante (mais on en doutait guère à la vue du titre et de la couverture de l'album).
« Cela semble difficile à croire, mais pendant environ un an et demi, Akron et sa voisine Cleveland (située à quarante kilomètres au nord) furent considérées comme les villes les plus excitantes du monde du rock. Akron, une ville quelconque et à peine connue hors des Etats-Unis, et Cleveland, capitale d'une industrie sidérurgique en déclin, avaient quelque chose d'exotique dans leur sévérité toute post-punk. » (Simon Reynolds, Rip it up and start again, post punk 1978-1984, éditions Allia, page 63)
Et c'est bien ce moment, cet apogée, ce climax que Derf Backberf ressuscite grâce à Punk rock et mobile homes, un petit mais savoureux instant de l'histoire du rock et aussi ce moment parfait, qui existe en dehors de toute chronologie musicale : le concert, cet échange d'énergie, de créativité, et de joie entre les musiciens et leur public. Pour mettre ça en scène et en images, Backderf est imbattable ; vous voulez savoir ce que ça faisait d'être à un concert des Ramones ? Des Clash , De Ian Dury ? Lisez Punk rock et mobile homes.
Lisez-le parce qu'il est furieusement drôle, parce qu'Otto « le Baron » Pizcock est un jeune homme fantasque, sensible et attachant, parce qu'on a jamais aussi bien dessiné le rock depuis les « Not quite dead » de Gilbert Shelton.
Et parce que, si vous avez lu l'autre comic de Derf Backderf, Mon ami Dahmer, vous pourrez chercher si, et à quel moment de votre vie vous aurez choisi d'être la formidable personne que vous êtes aujourd'hui plutôt qu'un monstre.
louiscanard
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le 27 avr. 2014

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louiscanard

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