La bande dessinée française a été très marquée par le travail de Tardi sur la Première Guerre Mondiale, qui raconte à l'échelle des poilus et dont l'horreur, l'absurdité et le caractère criminel est particulièrement souligné. Ce travail s'étale tout au long de sa carrière puisque son premier récit date de 1974 avec La Véritable Histoire du soldat inconnu et son dernier de 2016 avec Le dernier assaut (en collaboration avec Dominique Grange).
Même si d'autres œuvres importantes ont su, d'une autre manière, traiter le sujet (entre autres - je n'ai pas tout lu sur le sujet - Notre mère la guerre, La Grande Guerre de Joe Sacco ...), seul Charley's War a su me procurer le même effet aussi puissant. Pourtant, tout semble opposer le travail de Tardi à celui de Patt Mills et Joe Colquhoun.


Charley's War a en effet été publié dans une revue hebdomadaire britannique durant les années 80, Battle, spécialisée en récits de guerre. Son esthétique et sa forme sont ainsi tout à fait cohérents avec ce genre bien ancré chez les Anglo-saxons : un feuilleton court, en noir et blanc, d'apparence "cheap" et très centré sur l'action. Les poses semblent assez théâtrales, pas toujours réalistes, et on trouve pas mal de personnages très archétypaux. Pourtant, malgré tout ces éléments qui, à priori, en rebuteraient plus d'un, il y a une vraie originalité et surtout une grande richesse qui lui fait mériter sa place au côté du maître Tardi.


Commençons par le ton : contrairement à ses nombreux collègues oubliés, Charley's War ne cherche pas de montrer de glorieux combats et la grandeur de l'Empire britannique. Il montre la guerre, certes, avec ses affrontements sanglants, tristement spectaculaires et variés (car le conflit est "mondial" et s'étale sur 5 années, voir plus selon les régions), mais surtout l'injustice et l'humiliation subie par les hommes de rangs. Le calquage des rapports de dominations entre classes sociales au sein de l'armée est constamment souligné, ainsi que les choix stratégiques et tactiques souvent totalement absurdes des élites politiques et militaires qui provoquent la mort par milliers des troufions que l'on suit dans la boue.


Le scénariste Pat Mills choisit pour cela un personnage jeune (il ment sur son âge et s'engage à l'âge de 16 ans), pas spécialement intelligent et issu du prolétariat qui vas se lancer dans la guerre avec la bataille de la Somme, véritable fiasco pour l'armée britannique (environs 200 000 morts chez eux). Autour de lui vont graviter toute une galerie de personnages qui permettent de mettre en scène plusieurs aspects de la guerre : dans l'armée (soldat, brancardier, sniper, mitrailleur d'avion, canonnier dans la marine ...), mais aussi chez les civiles (ouvrière dans une usine d'obus, infirmière, policier ...). Souvent, ils mourront, jamais de manière héroïque et toujours aussi brutale que la guerre a pu l'être.


Là se trouve la grande qualité de Charley's War, cette volonté constante de montrer la guerre de manière concrète et son injustice permanente, avec des cibles bien identifiées : les élites, qu'elles soient britanniques, françaises ou allemandes. Malgré une maladresse redondante, dû à mon avis au genre dans lequel cette BD s'inscrit, il est très agréable de lire un récit de guerre qui n'hésite pas à identifier des responsables et qui ne se réfugie pas dans une fatalité floue - d'autant plus courante à propos de la 1GM. Non, cette guerre n'était pas inévitable et n'a pas non plus été provoquée par des Allemands belliqueux : ce sont des choix politiques, certes multiples et complexes, mais identifiables qui ont conduit à ce massacre. Le tout, évidemment, permit par un système de domination sociale généralisé.


Passons maintenant au graphisme, car malgré toutes les qualités scénaristiques qu'à cette BD, elle n'aurait pas son envergure sans la qualité exceptionnelle du dessin de Joe Colquhoun. Évidemment inconnu chez nous, cet auteur fait désormais partie des grandes figures du dessin de pulp britanniques. A l'époque, il dessine déjà une autre série à succès dans le magazine Battle et va accepter, dans un pari éditorial très risqué, de l'abandonner au profit du nouveau projet Charley's War. Le choix est en effet risqué, car d'une part le magazine prend le risque d'arrêter la série préférée des lecteurs et d'autre part au profit d'une BD mettant en scène la guerre des tranchées, un conflit peu populaire dans le genre, car considéré comme bien trop statique et peu spectaculaire par rapport à la dynamique Seconde Guerre mondiale. Heureusement, le choix paye et la série devient rapidement celle qui marquera le plus les lecteurs du magazine - et au-delà.


Colquhoun est un maître du détail, chaque case est riche et sert l'ensemble de la planche, une chose rare dans les BD de ce type, car le rythme de publication est effréné et peu de place est accordée à chaque série, même à la plus populaire. On apprécie particulièrement son attention portée aux éléments des costumes, des armes, des véhicules et des décors : rien ne semble négligé et on ne peut qu'être admiratif devant le professionnalisme du bonhomme. Sans être un fanatique des costumes ou des armes militaires, j'ai lu trop de BD qui négligent ces éléments et qui se contentent de reproduire ce qui leur semble être crédible. Ici, chaque fusil de chaque nation est respecté et c'est un vrai bonheur de pouvoir faire confiance à la qualité documentaire de l'oeuvre.
Je passerai sur la qualité du style réaliste de Colquhoun, irréprochable, pour seulement regretter la forme très feuilletonnante du récit, qui est ainsi constamment coupé. C'est propre au format et ce n'est pas vraiment problématique, juste frustrant, car elle a très souvent contraint les deux auteurs à devoir raccourcir des séquences, voir à ne pas aborder certaines thématiques, faute de place (sans oublié le vote hebdomadaire des lecteurs, véritable tribunal qui pouvait, d'une semaine à l'autre, coûter la vie d'une série si celle-ci ne contenait pas assez d'actions, par ex).


Enfin, je tiens à souligner l'effort éditorial de la version française, chez Delirium, qui inclut dans chaque volume plusieurs pages de commentaires du scénariste (le dessinateur étant aujourd’hui décédé) ainsi que d'un historien. Pat Mills revient en détail sur le processus de création de la série, les difficultés qu'il a pu rencontrer vis-à-vis des éditeurs de Battle (leur volonté de garder le récit "politiquement correct") ou des lecteurs, notamment la difficulté de certains à trouver crédibles certaines scènes, pourtant cruellement réalistes. Ils n'hésitent pas non plus à taper sur les historiens ou personnalités conservatrices qui cherchent à minimiser, voir réhabiliter certains généraux de l'époque. Son discours tient parfois plus du militant imprécis que de l'historien rigoureux (malgré son travail documentaire évident), mais son avis est intéressant.
Les pages de l'historien sont quant à elles inégales, éclairant parfois efficacement les thèmes abordés dans l'album tout en étant peu pertinent d’autres fois.


Charley's War représente ainsi pour moi, désormais, une vraie référence en matière de fiction (quasi documentaire, ici) sur la Première Guerre Mondiale. Il est important de retenir qu'elle s'inscrit dans un genre bien identifié, la BD de guerre, avec toutes ses caractéristiques propres (à commencer par l'omniprésence des scènes de combats) et qu'elle ne conviendra pas à tout le monde. Elle comporte aussi des faiblesses évidentes (mes notes en sont l'illustration : malgré toute mon admiration pour l'oeuvre, elles ne dépassent jamais 8), comme certains personnages trop caricaturaux, le manque de réalisme gore (ce que Tardi n'hésite pas à montrer) et la frustration quant à la radicalité politique du ton qui reste bridée (là encore, je pense que c'est dû en grande partie au genre). Mais l'originalité du ton, clairement antiguerre, la richesse du dessin et la longueur de la série en fait une oeuvre aujourd'hui incontournable.

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le 5 sept. 2020

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