Intéressant exercice de style sur la peur, résiduelle, irrationnelle, injustifiée. Et, comme attendu, sur le fonds de commerce accoutumé de Trillo et Mandrafina : le bon vieux monde noir et glauque des gangsters qui trouent tout avant d’avoir réfléchi, des détectives et des policiers bornés et vicieux, des femmes battues, perverses et perdues poussées dans leurs retranchements par la brutalité des mâles, du petit peuple peu ou pas instruit, qui conforte son mental à coups d’attachements religieux, de superstitions et de calculs dérisoires pour parvenir à des objectifs miteux.

Dans le Tome 1 de « La Grande Arnaque », un affreux personnage, « L’Iguane », énorme brute sadique et monstrueuse, flic de surcroît, a laissé sur le carreau sa dépouille soigneusement perforée par un calibre quelconque. Il est bien refroidi, pas de problème. Mais il a foutu une telle trouille à toute la ville que l’album entreprend de nous narrer ses actes barbares et les terreurs de ceux qui lui ont survécu. Autrement dit, comme dans « Vieilles Canailles », le récit consiste en une série de flashbacks de divers personnages qui narrent, sur des modes fort différents, leurs interactions avec le monstre refroidi.

Tout comme James Ricci menait son enquête dans la sainte famille des Centobucchi, voici, dès la planche 12, une sino-américaine, Susan Ling, reporter aux dents longues pour le « Morning News » (au moins, Mandrafina ne se mouille pas, avec un nom comme ça). Cette pimbêche pète-sec, en contraste avec le regard doux de fils aimant qu’arborait Ricci, traîne derrière elle un chauffeur-photographe, Bill, qui aimerait bien chauffer la Susan autrement qu’avec un volant entre les pognes.

Le plus paniquard est un pauvre type peu instruit (Almendrino), qui craint la vengeance posthume de la Bête, parce qu’il a eu le courage-la haine-l’inconscience (?) de donner un coup de pied au cadavre sanglant.

Craindre un mort, comment est-ce possible ? En fait, l’enjeu, pour les survivants, consiste à réussir à soulever de leurs épaules le poids de leur terreur pour s’en délester. Et cette peur est si lourde que certains y parviennent, d’autres pas. Almendrino vit des moments de demi-folie tellement il panique à la pensée d’une vengeance de l’Iguane : il le supplie à genoux en plein bistrot car il croit l’y voir.

Almendrino rêve de l’envoi en Enfer de l’Iguane, dessiné sur un mode surréaliste assez savoureux (planches 5 à 8), où Saint Pierre est un bateleur de foire qui fait tourner une roue de la Fortune pour décider de la destination finale des défunts. L’Enfer, d’ailleurs, n’a pas l’air si terrifiant que ça : on est accueilli par des putes certes vulgaires, mais enfin des putes quand même. Et Satan, tout réjoui d’accueillir un damné d’envergure comme l’Iguane, lui file d’emblée une promo pour dynamiser la section « Tortures » de l’Enfer, un peu molle à son goût.

Mais l’Iguane trouve des apologistes, tel ce colonel Pardal, dont les auteurs nous font un portrait-charge poussé représentatif de ces petits militaires anti-communistes de la grande époque des guérillas guévariennes (planches 18 à 26). On est ravi de le voir tenter de maintenir un faciès de colère, le temps que Bill prépare sa photo... En revanche, le perroquet, qui parle comme vous et moi, ne se souvient pas avec plaisir de l’Iguane (planche 30).

On aura compris que l’affleurement d’un humour, souvent noir, est une des clés de la réussite de cet opus, que pourrait menacer la redondance des récits entre autres, et l’orientation exclusive vers la reconstruction du passé.

Plus profondément, ce qui effraie chez l’Iguane, c’est son regard froid et implacable, qui tue littéralement (planche 29), et qui renvoie à la fascination prédatrice qu’exercent les serpents sur leurs victimes. Cette fascination peut revêtir un aspect érotique spécialement pervers.

Parallèlement à la quête de Susan, les auteurs nous font défiler quelques beaux spécimens de la société argentine : une femme de petit malfrat malchanceux, un capitaine croquemitaine de comédie, une noire tenancière de bordel, un auteur de feuilletons radio aux cheveux crantés, style vieille tante, à qui on demande de faire passer l’Iguane pour quelqu’un de bien (mission impossible... planches 36 à 39 ; la séquence onirique qu’il nous offre planches 61 à 68 est fort intéressante) ; la maîtresse de l’Iguane, qui lui a laissé un souvenir durable... Quant à Susan, à la fin de sa quête, elle a rendez-vous avec du beau monde, qu’on vous laisse le soin de découvrir (planches 76-77).

Trillo farcit ses planches de trognes sur les sentiers de la caricature : tarins énormes, sourcils à tailler à la moissonneuse, moustaches latinas offrant une bande de rugosité à la sortie des poils de nez, poches triples sous des yeux battus... Il n’hésite pas à insérer dans ses planches une ou deux photo réelles, censées être prises par les journalistes (planches 17, 73).

Sordide, sombre, marrant, avec cette outrance dont les auteurs latinos se départissent difficilement, voilà un bon moment à savourer en noir et blanc !
khorsabad
8
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le 8 juin 2013

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