Un bon procédé pour construire une série, hérité du roman-feuilleton du XIXe siècle, mais devenu commun dans la bande dessinée européenne depuis plusieurs décennies, est de se placer sous quelque référence culturelle figée dans le marbre, assortie de quelque élément quantitatif intangible qui annonce le nombre de volumes, et d'en faire dériver (de fort loin, comme ici) une série d'histoires censée correspondre à la sémantique mythologique de référence.


Le scénariste Alcante (Didier Swysen, ça fait de suite moins ibérique) prétend s'emparer du mythe de Pandore, mythe grec antique un tantinet misogyne, qui attribue les principaux fléaux de l'humanité à la curiosité de la Première Femme (déjà vu ça quelque part, tiens !) : Zeus, furieux de la tentative de Prométhée de voler le feu divin, crée cette femme pour envoyer des maux aux hommes, maux contenus dans une boîte donnée en dot à Pandore, et, évidemment, la grosse cruche ne résiste pas au plaisir de l'ouvrir pour voir ce qu'il y a dedans. Ni pomme ni serpent dans cette boîte, mais une belle collection de malheurs pratiquement inévitables : la Vieillesse, la Maladie, la Guerre, la Famine, la Misère, la Folie, le Vice, la Tromperie, la Passion, l'Orgueil ainsi que l'Espérance. Y en a un peu plus, je vous le mets quand même ?


Bon, se dit le lecteur, on va avoir droit à une histoire par fléau, alors allons-y !


Que nenni, ami lecteur ! A la place des joyeusetés batifolantes ci-dessus énumérées, Alcante, en fin de compte (et en quatrième de couverture) se résout à nous faire une série sur les... péchés capitaux, qui ont une tout autre origine, et un tout autre sens que les cadeaux de Noël de Pandore. On a du mal à faire correspondre les deux listes terme à terme, ce n'est pas vraiment clair. Pour compliquer encore les choses (toujours en quatrième de couverture), Alcante associe à chaque péché capital un personnage mythologique supposé illustrer ledit péché; là aussi, la correspondance terme à terme des deux listes est contestable : Narcisse (sujet de ce premier tome) se voit attribuer l'Orgueil, alors que c'est essentiellement un auto-érotique peu ouvert à l'altérité; Pâris est mis en lien avec la Paresse, alors qu'il lui a fallu bien du boulot pour enlever Hélène et résister aux reproches de ses copains de Troie quand ils ont vu les Grecs débouler sous leurs murailles; encore plus farfelu : Thésée est associé à la Gourmandise (ah bon ?); Orphée, ce modèle de romantisme transcendant, est avili au point d'être assimilé à la luxure...


Donc, le prétexte de la série est un peu tiré par les crins, tout de même. Cela n'empêche pas cet album d'être un excellent thriller, un peu compliqué à suivre quand même : aux Etats-Unis, un président sortant démocrate est en bonne voie pour se faire réélire, et son patibulaire rival républicain soudoie un fouille-merde pour qu'il exhibe juste avant les élections un scandale qui va ruiner les chances d'élection du démocrate. Le héros de l'album est ce journaliste, paraît-il expert en récupération d'horreurs médiatiques.


A partir de là, ça se complique : le président démocrate a bien des malheurs, qui tournent autour de la biologie, mais aussi de ses rapports avec son "fils", et une firme de biotechnologie est intimement mêlée à ces malheurs (pour faire du pognon, ça va de soi).


Le découpage de l'intrigue est fort satisfaisant, même (et surtout) si le lecteur n'a pas tout de suite en mains tous les éléments pour y comprendre quelque chose. Disons que le problème traité est le clonage humain (à fins thérapeutiques), et les abus immoraux que l'on peut en faire. A conseiller à ceux qui éprouvent une attirance pour le bioéthique, terrain mouvant comme toutes les morales.


L'Orgueil, nommé dans le titre, n'est pas centré sur un personnage précis : le journaliste des égouts médiatiques, "Mr Grubb", se considère comme le meilleur dans sa puante spécialité (planche 5). Le candidat républicain, Costner, se voit déjà en "homme le plus puissant de la planète" (planche 23); le vilain médecin se voit en rival de Dieu Créateur (planche 31)...


Narcisse et le narcissisme sont représentés par le nom du président, Narcisse Shimmer (Narcisse "miroitement"); Grubb découvre la vérité alors qu'il se voit dans un miroir (planche 29); et le bébé tient un narcisse entre ses mains (planche 46).


L'atmosphère est très urbaine (buildings, voitures, cliniques), assez artificielle. De belles trouvailles : employer un sourd-muet pour lire sur les lèvres (planche 11); espionnage téléphonique d'après le trafic d'une antenne (planche 16); intéressante restitution des tactiques et des coups bas qui précèdent une élection présidentielle aux Etats-Unis; la vieille dame (une tante de Grubb ?) dont l'intérieur vieillot fait contraste avec ses compétences poussée d'espionne informatique (planche 19); une vieille Indienne-clocharde, voyante parce qu'aveugle, peut prédire l'avenir comme la Pythie (planche 26).


Par contre, exposé un peu lourdingue sur ce qu'est la biotechnologie (planche 23 - l'album est de 2005), et un autre, tout aussi pesant, sur la description d'une des méthodes de clonage par transfert de noyau (planche 30); approche exagérément optimiste sur les possibilités de traiter la leucémie (planche 28); le vilain docteur de l'histoire est exagérément antipathique, sans utilité majeure, sinon de justifier le titre, en en faisant une sorte de malfaiteur aveuglé par l'Orgueil...


Le dessin, fort réaliste et soigné, est méticuleux aussi bien dans les formes que dans les couleurs et les dégradés de luminosité, en refusant de céder aux facilités consternantes des bariolages de lumières sommaires de ceux qui colorient vite fait. Les gradients de luminosité sont fluides, réalistes, et contribuent beaucoup à suggérer la 3D.


Un récit bien mené, de révélation en révélation, à travers le regard de "Mr Grubb", qui est le personnage principal, pas forcément le plus sympathique.

khorsabad
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le 3 août 2015

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