« Enferme-moi si tu peux », excellent titre en forme de pied de nez à toute forme de récupération de cet art inclassable dénommé Art brut composant le sujet de cet ouvrage, que ce soit de la part des institutions ou des forces mercantiles.


A ce titre, on ne pourra que souscrire à la préface de Michel Thévoz, fondateur et conservateur de la Collection de l’Art brut à Lausanne, qui donne une définition parfaite de cette forme d’art et explique pourquoi la BD était le meilleur moyen de l’évoquer. Celle-ci, de par « son côté enfantin », et « en dépit de son acronymie, opère comme une émajusculation de l’Art, particulièrement bienvenue dans ce feuilleton de l’enfermement et de l’habilitation artistique. »


D’emblée, le lecteur est captivé par l’histoire de ces six personnages hors normes qui sont parvenus à s’affranchir des prisons mentales dans lesquelles on tentait de les maintenir, en les cataloguant comme fous ou inaptes à la vie en société. Et le talent de conteuse d’Anne-Caroline Pandolfo n’y est pas pour rien. En faisant ressortir l’aspect mystérieux de leurs vocations nées d’un déclic mental ou provoquées par ces fameuses voix intérieures, cette dernière parvient à nous faire pénétrer une dimension parallèle, le récit le plus étrange étant celui de Marjan Gruzewski, dont la main semblait être dirigée par une entité surnaturelle. On est souvent subjugué par ces portraits, et l’autrice, ne cherchant aucunement à se poser en juge vis-à-vis de ces témoignages ni à ironiser, bien au contraire, ne fait qu'exprimer un profond respect et beaucoup d’empathie. La « folie » de ces hommes et de ces femmes, qui généralement nous fait si peur, se révèle soudainement comme un délicieux refuge au milieu de la triviale réalité. De façon très originale, chaque récit est introduit par les personnages précédents qui se rassemblent au fur et à mesure dans une sorte de boudoir céleste, une façon originale de relier ces artistes qui ne se sont jamais rencontrés mais apparaissent ici tous connectés par une sorte de complicité espiègle face au cartésianisme aveugle de leurs congénères « sains d’esprit ».


Dans cette entreprise de réhabilitation de ces célébrités longtemps dédaignées par l’art officiel, Anne-Caroline Pandolfo est comme toujours admirablement relayée par son compère Terkel Risbjerg, qui expose ici toute l’étendue de son art, encore plus que d’habitude. Son trait époustouflant se déploie sur des planches entières comme sur la toile d’un peintre, explosant les cases dans une sorte de tourbillon où liberté et folie se mêlent dans une communion totale. Une démarche qui ne fait que corroborer les propos de Michel Thévoz, relayés plus haut, selon lesquels art brut et bande dessinée font décidément bon ménage.


Avec ce superbe ouvrage, Pandolfo et Risbjerg ne déçoivent pas, tant s’en faut, et savent nous ensorceler avec des choix narratifs et graphiques qui les placent actuellement parmi les auteurs les plus passionnants dans le domaine du neuvième art. Chacun de leurs albums nous régalent et ne fait que confirmer ce statut au fil de leur production. Inutile de dire qu’on attend leur prochain opus avec une impatience non dissimulée.

LaurentProudhon
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le 5 août 2020

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