Trafic d'organes et prix d'une vie humaine

Ce tome fait suite à Death or Glory - Tome 1 (épisodes 1 à 5) qu'il faut avoir u avant car les 2 tomes forment une histoire complète indépendante de toute autre. Celui-ci comprend les épisodes 6 à 11, initialement parus en 2019/2020, écrits par Rick Remender, dessinés et encrés par Bengal qui a également réalisé la mise en couleurs. Seul le lettrage a été confié à une autre personne : Rus Wooton. Bengal a également réalisé les couvertures principales, et le recueil comprend les couvertures variantes réalisées par Eric Canete, Lewis Larosa, Mahmud Asrar, Sean Gordon Murphy, Dave Johnson, Tula Lotay.


Il y a environ 600.000 citoyens qui vivent marginalement aux États-Unis. Quand on y réfléchit, c'est peut-être une décision logique au regard du déclin, de la polarisation, de la haine, de la cruauté, de l'effondrement environnemental, des pandémies, de la folie, etc. De son côté, Toby s'extirpe de la carcasse de sa voiture qui a fait un tonneau en plein désert. Il se retrouve littéralement à ramper au pied de Mister Rimes qui n'est pas du tout satisfait de ses services. La voiture explose projetant Toby sur Mister Rimes, ses deux mains ensanglantées en avant. L'autre l'envoie valdinguer d'un coup de pied vif et puissant, ayant horreur d'être touché, par phobie des germes. Rime jette son manteau à terre parce qu'il est souillé par des taches de sang, pendant qu'un gros costaud avec un masque de catcheur mexicain s'approche de Toby et commence à le frapper alors qu'il est toujours à terre. Toby essaye de se défendre en incriminant le shérif mais en gesticulant il projette quelques gouttes de sang vers Rime, cette fois sur le pansement qu'il a au niveau de l'œil. Ce dernier reçoit un coup de fil de leur commanditaire M. Smoke qui veut savoir où en est l'opération pour récupérer sa cargaison : des immigrés clandestins capturés, qui doivent être emmenés dans une clinique qui leur prélèvera des organes pour les revendre au marché noir. Rime se lance dans une série d'explications compliquées en essayant de ne pas perdre la face.


Le commanditaire manie les menaces avec dextérité tout en écoutant Rime. Il lui ordonne de punir les deux policiers Virgil et Darren, de récupérer Glory Owen, et surtout de lui ramener Pablo intact car l'organe à prélever sur cet homme lui est destiné. Rime finit par raccrocher, fait amener le shérif et son adjoint devant lui, le lutteur les forçant à l'agenouiller avec les mains derrière la tête. Rime s'approche de Darren et lui balance une giclée d'azote liquide sur la tête, ce qui provoque sa mort immédiatement. Puis il s'approche du shérif Virgil pour lui faire subir le même sort. Mais ce dernier parvient à convaincre Rime qu'il saura faire parler Glory pour qu'elle révèle où se trouve la cargaison, car il est expert en torture et en sadisme. Il a d'ailleurs en ce moment même un piment dans son rectum. Glory Owen est en train de conduire sa voiture en tête d'un convoi de camion, se dirigeant vers la frontière avec le Mexique. Dans son véhicule, se trouvent également Pablo et sa fille Isabelle, Red (le père de Glory, qui est inconscient) et Winston. Ils parviennent au diner Rooster, mais celui-ci est la proie des flammes et ils n'ont d'autres choix que de continuer d'aller de l'avant pour requérir l'aide d'un trafiquant appelé Coyote.


Il était hors de question de laisser Glory Owen dans une situation aussi désespérée et de ne pas savoir ce qui allait lui arriver et si elle allait réussir à sauver son père. Le scénariste tient bien sûr toutes ses promesses : le lecteur découvre ce qui arrive à Red Owen, comment Glory arrive à s'en sortir (ou pas), qui vit et qui meurt, si les méchants trafiquants d'organes sont punis ou non, quel organe doit être prélevé sur Pablo, à quel point le shérif Virgil est capable de supporter le piment Jalapeño dans son rectum (si, c'est important), et qui est le meilleur conducteur. Ouf, il ressort de sa lecture, avec la réponse à toutes ces questions. Deuxième attente : une course-poursuite en voitures, digne de ce nom. Il est servi au-delà de toutes ses espérances. Bengal est l'artiste de la situation, voire il est plus que probable que lui et le scénariste ont travaillé main dans la main pour construire un récit sur mesure jouant sur les points forts du premier. Et ça se voit. Les épisodes 8 à 10 et une bonne moitié du 11 vont à un rythme d'enfer pour une course-poursuite d'anthologie. Bengal épate par sa capacité à transcrire le mouvement, à faire comprendre le déplacement réciproque de chaque véhicule les uns par rapport aux autres, à donner la sensation de vélocité, quand bien même c'est le lecteur qui maîtrise sa vitesse de lecture, le rythme auquel il tourne les pages. C'est du grand art : le lecteur ne peut pas se retenir de chercher un accoudoir ou une table à laquelle s'accrocher alors que Glory appuie à fond sur l'accélérateur, ou qu'un poursuivant tente une manœuvre habile, et encore c'est sans parler de la tronçonneuse, du bahut monumental ou du lasso…


Le lecteur s'enfonce donc profondément dans son fauteuil pour ne pas valdinguer à l'occasion d'un virage serré, ou d'un freinage brusque, sans parler des courants d'air occasionnés par la perte du toit du bolide. Les auteurs ont situé cette course infernale dans un désert, diminuant d'autant le nombre d'éléments de décor à représenter par le dessinateur, mais (plus sérieusement) apportant un degré de plausibilité aux chassés croisés à grande vitesse. D'ailleurs, le lecteur n'éprouve jamais la sensation de cases vides, parce que Bengal construit un savant découpage afin d'impulser de l'élan à l'action, et que qu'il habille chaque case avec des camaïeux orangés pour rendre compte de la poussière de roche soulevée par le passage et les manœuvres des véhicules fonçant à toute berzingue. Le lecteur est donc comblé dans ses deux attentes de base : la suite et fin de l'histoire, et des course-poursuites spectaculaires. Il obtient même bien plus que cela. Il ne s'y attend pas forcément, mais les deux auteurs ne sont pas des tendres, et il y a parfois un peu de sang sur le pare-brise. Ça fait mal la première fois de voir un individu choir d'un véhicule, pile-poil dans la trajectoire d'un autre qui le percute à fond de plein fouet. On pourrait dire que ça réveille, mais en fait le lecteur était déjà bien tendu. Ensuite, Rimes continue de jouer avec l'azote liquide, pour refroidir ses ennemis, le lutteur Lucha Libre cogne vraiment fort et il y en a qui manient avec rage l'arme à feu ou le bistouri.


Le récit reste donc le genre Grindhouse, avec le degré de violence attendu, les comportements parfois bizarres et même déviants (un peu plus de jalapeño ?) et des criminels endurcis pour qui les affaires passent avant les sentiments et les vies humaines. Mais ce n'est pas tout. Bengal amalgame toujours aussi bien les conventions visuelles des comics avec quelque conventions visuelles des mangas pour un mariage heureux et efficace, semblant naturel plutôt que forcé et opportuniste. Les visages sont donc très expressifs, avec une dose de second degré assumée qui va bien avec la narration à 100 à l'heure. Les auteurs glissent quelques gags visuels qui cueillent le lecteur par leur caractère outrageux : le monsieur habillé d'un préservatif géant, le sourire sadique du chirurgien qui s'apprête à prélever des organes à la scie sauteuse, le gros plan sur le couteau planté dans l'œil d'un agresseur, etc. Mais ce n'est pas tout, car le récit est loin de se limiter à bourriner avec sophistication. Tout du long, Glory Owen continue de réfléchir à ce qui lui arrive, à réussir à prendre un peu de recul, et les constats ne sont pas réjouissants.


Pour commencer, elle n'a d'autre choix que de s'allier avec un autre gang (pas celui qui fait du trafic d'organes) pour pouvoir avoir une chance d'atteindre la frontière, le même gang que celui avec lequel son père avait précédemment refusé de collaborer. Elle se rappelle aussi un père mangeant avec sa femme et ses enfants, sans arrêter de répondre au téléphone pour affaire, l'incarnation parfaite de l'individu contraint par le système à faire toujours mieux que les autres pour continuer à gravir les échelons, mais sans jamais pouvoir apprécier ce dont il dispose. Elle repense à son père lui rappelant l'importance de savoir se remettre en question chaque jour, et la difficulté d'avoir l'humilité nécessaire pour y parvenir. Remender n'a pas non plus oublié le point de départ de son récit : des individus vivant en marge de la société normale, refusant le système, luttant contre les valeurs omniprésentes du capitalisme, rebelles en voie de disparition en butte à un modèle totalitaire de consumérisme et de travail obligatoire. Le constat le plus dur réside dans le coût d'une vie humaine, ou plus concrètement dans le coût des frais d'une assurance maladie, sans parler des frais d'opération pour une greffe d'organe. Les convictions et le mode de vie de Glory, de son père, de sa communauté sont mis au pied du mur : en étant à l'écart de la société, ils ne peuvent pas prétendre à une couverture santé. Remender se montre d'autant plus cruel qu'il ne s'agit pas d'une critique déguisée du système d'assurance maladie américain et de ses défauts bien réels, mais simplement d'une conséquence d'un mode de vie marginal.


Cette deuxième partie de l'histoire est encore plus haletante que la première, prenant aux tripes dès la première page où Toby s'extrait de la carcasse de sa voiture, jusqu'à la dernière où… Bengal est dans une forme éblouissante dans sa narration visuelle pour donner une sensation de vitesse dans ce qui ne sont que des traits de crayons sur des pages que le lecteur tourne à son rythme. Rick Remender a conçu un récit jouant sur les forces de l'artiste, sans rien sacrifier de la personnalité des principaux protagonistes, avec un regard pénétrant sur le besoin d'appartenir à une société.

Presence
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le 23 juin 2021

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