2001 Nights
8.6
2001 Nights

Manga de Yukinobu Hoshino (1984)

2001 Nights est un chef-d’œuvre de la bande-dessinée japonaise... que vous ne pourrez jamais lire en France. Si vous ne l'avez jamais lu, vous ne comprenez sûrement pas la frustration qui est mienne, mais peut-être que j'arriverai à vous la faire partager avec cette modeste critique.


Crevons l'abcès immédiatement : oui, avec un titre pareil, vous vous doutez que ce manga puise en partie son inspiration dans le 2001 L'Odyssée de l'espace de Kubrick. Dans ce film comme dans le manga, il est question de l'évolution de l'Humanité, de la conquête spatiale, de ses dangers et de ses limites. Et Hoshino ne cache nullement l'influence de Kubrick et C. Clarke (qu'on ne cite pas assez) sur son propre 2001, le premier chapitre reprend beaucoup d'éléments de la première partie du film (les singes, tout ça), mais ne cherche pas pour autant à raconter la même chose, puisqu'il trace un lien direct entre les ancêtres de l'Homo Sapiens et Ham, le premier chimpanzé parti dans l'espace en 1961. On trouve également un chapitre sur la Lune, mais qui n'a strictement rien à voir avec le film, ainsi que l'intelligence artificielle KARC9000, qui a part pour le nom n'a rien à voir avec cette saloperie de HAL dans le film. Plus quelques clins d’œil comme un astronaute nommé Bowman.
Pour le reste, 2001 Nights n'a que peu de rapport avec 2001, et va même bien plus loin que ce dernier. Ça se comprend simplement par le titre, référence évidente aux Mille-et-unes Nuits, la "nuit" étant ici le noir de l'espace.
Hoshino va donc nous raconter les grandes étapes de la conquête spatiale, dans l'ordre chronologique, chaque chapitre relatant une histoire pouvant être lue indépendamment des autres, mais qui participe à créer un immense récit choral s'étendant sur des siècles.


Le manga a pour particularité, tout comme le film, de faire preuve d'une grande rigueur scientifique dans sa représentation du voyage spatial. Alors bien sûr, je ne suis pas diplômé en astrophysique, et sans offense je pense que la plupart des gens qui liront cette critique ne le sont pas non plus, mais les designs des vaisseaux, les explications scientifiques autour de phénomènes astronomiques ou planétaires sonnent crédibles, Hoshino s'est longuement documenté et a clairement réfléchi à comment concevoir des vaisseaux spatiaux que la Nasa serait capable de construire pour ses propres voyages. Cette grande rigueur ajoute d'ailleurs de la tension à certaines histoires, car par exemple, dans l'espace un objet propulsé ne ralentit pas, et de fait même une minuscule particule peut causer de grands dommages à un vaisseau en le traversant de part en part comme dans du beurre. L'espace que l'auteur nous décrit est ainsi montré comme très hostile à l'espèce humaine, rempli de dangers divers dus à des faunes, des flores ou des atmosphères dangereux, quand ce que ne sont pas tout simplement les humains qui sont un danger pour leurs congénères, car même si l'Homme a étendu son rayon d'action et défriché des systèmes solaires entiers, ça lui permettra avant tout à générer des conflits à bien plus large échelle. Misérables résidus de la vase que nous sommes.


L'auteur cherche ainsi à montrer la petitesse et la fragilité des simples mortels face à l'immensité écrasante de l'univers. A l'échelle cosmique, l'Histoire de l'Humanité ne représente guère plus qu'une brève étincelle, les personnages que nous suivons sont souvent complètement dépassés face à l'infini, infimes poussières d'étoile qu'ils sont et que nous sommes tous au fond, et dans un geste humaniste à la fois désespéré et grandiose, Hoshino fait exploser leur humanité aux yeux du lecteur. Les personnages sont bien souvent des stéréotypes, des figures archétypales que la littérature a travaillées en boucle durant des siècles, mais l'auteur revient à la source même de ces archétypes, et les traite avec un sérieux digne d'une tragédie grecque, fait briller ses héros de l'éclat du soleil avant de les laisser s'éteindre à la fin du chapitre. Franchement je vous mets au défi de ne pas être touchés par au moins une histoire, de ne pas craindre pour la vie d'au moins un personnage ou de ne pas être heureux du destin de certains. Brièveté mais magnificence, telle est pour Hoshino la condition humaine. Et celui qui arrive à l'accepter mais refuse de plier le genou face à la Nuit infinie, celui qui choisit d'oublier sa condition pour contribuer au futur de son espèce, de son groupe ou tout simplement de l'être aimé, cet être-là est digne d'être qualifié d'humain. L'humanisme japonais : fataliste mais débordant d'amour.
L'auteur montre les limites constantes que connait l'Humanité au cours de ses voyages, physiques évidemment mais également morales, psychologiques, car sans trop en dire, quand on a visité tous les recoins de l'espace sans rien trouver, est-ce que cela vaut encore le coup de poursuivre ? Jusqu'où devons-nous mener cette odyssée, combien de temps doit-elle encore durer pour que l'Humain soit enfin satisfait ? Et que trouvera-t-il à la fin du voyage ?
Tant de questions qui trouvent en quelque sorte leur aboutissement dans ce que j’appellerai la "Trilogie KARC9000", constituée de trois chapitres répartis dans chacun des trois tomes, et qui est très certainement le chef-d’œuvre de 2001 Nights, sa plus grande réussite. L'histoire d'un mangaka en quête de transcendance et de sa créature voyageant dans l'infini. Que trouveront-ils tout deux au terme du voyage ?


J'espère à ce stade avoir réussi à vous donner envie de vous intéresser à cet incroyable mais trop méconnu manga. Mais encore une fois, il y a peu d'espoir que vous parveniez à vous procurer des exemplaires en France. Glénat édita pourtant le manga en 2012, mais uniquement dans une édition prestige et limitée à 2001 exemplaires. Des exemplaires qui s'échangent à l'heure actuelle entre 300 et 800 euros du fait de leur rareté ! C'est inacceptable. Il est inacceptable qu'une telle bande-dessinée, capable de s'adresser à un large public au-delà même du cercle des amateurs de manga (façon Akira ou Jiro Taniguchi, si vous voulez), n'ait eu droit qu'à une sortie aussi limitée. Le seul moyen actuel de découvrir 2001 Nights est via les scans, mais c'est franchement désolant de devoir en arriver là pour découvrir une telle œuvre.
Ironique qu'un manga sur l'immensité de l'espace ait vu sa visibilité en France presque réduite à néant par la bassesse des préoccupations mercantiles du monde de l'édition.


Si vous souhaitez tenter l'expérience, je ne peux que vous encourager. Mais soyez prêts à souffrir la lecture en scantrad. Une insulte faite à ce manga, à son auteur et à son lectorat français, mais qui ne doit pas vous freiner.
Contrairement à nous tous, les étoiles seront toujours là dans cent-mille ans. Prouvons-leur donc que nous méritons de briller dans la nuit nous aussi, même furtivement.

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le 30 oct. 2021

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Arkeniax

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